High Rise

On dira sans doute que je suis naïve, mais très honnêtement je suis intimement persuadée que le type avec lequel j'ai tchatté sur LOL est une espèce de clown, et qu'il sait pertinemment qu'on plaisante, tous les deux. Je veux dire, pour moi c'est juste la bonne occasion de me faire offrir des fleurs -ce n'est pas comme si Tobias allait m'en offrir- et pour lui de baratiner un peu une donzelle de l'immeuble. Il doit avoir l'habitude que ses jolis discours n'aient aucun effet, non ? J'ai même été surprise qu'il me donne rendez-vous, en réalité, je m'attendais à ce qu'il dépose les fleurs sur le palier, et c'est tout... Mais je ne suis pas du genre à me défiler !

Il est dix-huit heures, ce qui veut dire qu'il est bientôt l'heure pour moi d'aller bosser, donc je suis en train de me préparer. J'ai déjà noué mes cheveux, je me suis maquillée, et j'ai enfilé une petite robe noire qui dissimule tout juste la lingerie que je porte dessous. Ca paraît sympa, mais en vrai stripteaseuse, c'est relou. Devoir se saper comme pour aller en boîte tous les soirs, c'est chiant. Seuls mes chaussons dénotent un peu, quand je sors finalement sur le palier, pour me retrouver nez à nez avec... Mais... Il a quoi ? Douze ans ? C'est forcément lui, il a un bouquet de fleurs à la main !

J'essaie, je vous jure que j'essaie, de rester sérieuse. Mais quand j'approche de lui, et qu'il me balance que les fleurs sont à mon image... J'éclate de rire. Et puis je réalise en voyant sa mine que ce n'était peut-être pas une bonne idée. Je toussote, tâche de me reprendre. « Robin ? » J'en ai déduis que c'était son prénom... Du moins c'est son pseudo sur l'application ! J'aurais dû me douter qu'avec des raisonnements pareils, c'était forcément un enfant. Je vous jure, y a que ses tatouages qui me laissent deviner qu'il est sans doute plus vieux qu'il en a l'air. Sinon, il a le minois d'un minot. 

Je baisse le museau sur les fleurs qu'il a été acheter pour moi, et soudain je ressens une certaine pointe de culpabilité à les avoir réclamées. « Elles sont très jolies. » 

Une nouvelle fois, je cligne des yeux, il semblerait que ce soit le thème de la soirée. Je ne sais pas comment répondre à cette question, bon sang. « Mh, Blanche Neige... A cause des cheveux, et... » J'ai un vague geste de la main pour désigner mon visage, ma peau trop pâle, le surnom me semblait évident. Je me suis inscrite sur ce site parce que j'espérais parvenir à y contacter Zlatko, je me suis dit qu'il faudrait un pseudonyme qui l'aide à me repérer. Quand je vois le môme qui me fait face, je songe que je suis tombée bien loin du slave.

Je récupère le pot de fleurs dans un sourire sincèrement attendri, et je secoue la tête. « Non, non, c'est bien moi. » C'aurait été l'occasion de lui mentir et de me faire passer pour une autre histoire de dissiper le malaise... Mais je ne veux pas lui briser le coeur ! Et c'est trop tard à présent. « Du coup, pourquoi violettes ? »

Je fronce les sourcils. « Tu ne connais pas Blanche Neige ? » J'incline légèrement la tête sur le côté. « Elle a les cheveux noirs, justement. La peau très blanche et les lèvres très rouges. » Si vous voulez mon avis c'est surtout du maquillage, personne n'a naturellement les lèvres rouges comme le sang ! Enfin bon, les contes de fée, hein...

La signification de la couleur des orchidées me tire un sourire sincère, encore une fois attendri, et je hoche la tête. « La royauté, ça me va carrément. » Et parce que je suis convaincue qu'il doit bien me trouver trop vieille pour lui, lui aussi, je demande dans un sourire. « T'as rencontré beaucoup de princesses sur l'appli, alors ? » On est toujours là, debout dans le couloir. Je ne peux pas l'inviter à entrer chez moi. D'une part, il se ferait sans doute des idées sur mes intentions. D'autre part, Slavenko est planqué à l'intérieur attendant que je daigne rentrer, ça ferait mauvais genre de ramener un gamin. 

Qu'on se le dise, lorsque je lui demande s'il a rencontré d'autres princesses, j'ai l'espoir un peu fou qu'il me réponde " oui, bien-sûr, j'ai rencontré la femme de ma vie, elle s'appelle Aurore, elle va dans le même lycée que moi et elle habite au septième. " Un truc dans ce genre-là. Parce qu'alors j'aurais moins la sensation de porter sur mes épaules la responsabilité de ses déboires sentimentaux. « Oui, la qualité c'est mieux, c'est sûr. » J'approuve dans un léger sourire que je voudrais encourageant. Et... C'est sans doute le moment de briser tous ses espoirs. « Moi ? Oui, j'ai rencontré d'autres personnes. C'était le but quand je me suis inscirte, mh. Rencontrer des... Des amis ? » Je fronce les sourcils, perturbée par mes propres élucubrations. « Je suis arrivée en ville y a pas longtemps, c'est pour ça. » Bouh l'odieux mensonge ! « J'aime bien les lettres aussi, oui, tu peux toujours glisser des lettres dans les boîtes aux lettres, peut-être que quelqu'un te répondra ? »

Je plisse le museau, comme pour tenter de déterminer s'il comprend ou non les sous-entendus que j'essaie de lui faire passer. Une relation de meilleur ami... Bon, je n'irais pas jusque là, je n'ai pas besoin d'un gamin comme "meilleur ami", mais à la limite je préfère qu'il s'imagine pouvoir devenir mon meilleur pote plutôt que mon mec ! Je hoche donc la tête, tâchant de paraître aussi enthousiaste que possible, avant de préciser. « Non, non, surtout pas de sex friends. Faut pas mélanger amitié et plaisir, ça crée que des histoires. » Encore une fois c'est n'importe quoi, c'est pas le genre de trucs qui me dérange d'ordinaire m'enfin il ne faudrait pas qu'il pense que j'ai l'intention de coucher avec lui ! 

« Ben, c'est pour ça que je voulais rencontrer des gens. Parce que je viens d'arriver en ville. » Est-ce que je peux faire ça ? Me faire passer pour une fille de la campagne perdue dans la grande ville qui cherche un peu de compagnie ? Ca a l'air de fonctionner. « Mmh oui, t'as pas tort, ça pourrait t'attirer des ennuis. »

Je hausse un sourcil, surprise que sa vision d'une relation se marie avec son rêve de princesse de contes de fées. Mais c'est une bonne chose, je trouve, de ne pas être trop fermé d'esprit à ce sujet ! « Ah mais je vois parfaitement, oui. » Il dissocie le sexe de l'amour, j'ai l'impression, et à son âge c'est plutôt rare. Je ne lui ai toujours pas demandé son âge, cela dit. Je fronce le museau, amusée par ses mimiques et ses hésitations. « Je suis orpheline, moi, mais je viens de la Nouvelle-Orléans, je sais pas si tu connais. » Je le dis sans tristesse et sans tabou parce qu'à mes yeux ça n'en est pas un. Je finis par me décider à m'asseoir sur la dernière marche des escaliers, pour lui tenir compagnie encore un peu. « Tu fais quoi dans la vie ? » Je pourrais demander ce qu'il étudie mais ce serait un peu brutal comme façon de sous-entendre qu'il doit à peu près être au lycée !

Je hausse une épaule. « Bah faut pas être désolé, c'est la vie. » D'une part il n'y est pour rien, ensuite ç'a toujours été ma réalité, alors ce n'est pas un sujet particulièrement douloureux à aborder pour moi. Je n'ai jamais connu mes parents, j'imagine que c'est différent, ce n'est pas comme si je les avais perdus, par exemple. Ils n'ont juste jamais voulu de moi, je ne sais pas ce que c'est que d'avoir une famille à soi, peut-on vraiment manquer de ce qu'on ne connaît pas ? Je souris, heureuse qu'il connaisse la Nouvelle-Orléans, c'est rare de croiser des gens qui y ont été et je suis souvent nostalgique. « C'est beau, hein ? Où est-ce que t'es allé d'autre ? » Moi qui n'ait jamais réellement voyagé, à part pour venir de la Louisiane à ici, ça me fascine toujours. 

Laveur de vitres. Bon, il est donc au moins majeur, j'imagine, non ? « Cascadeur ? Genre cascadeur dans les films ? Tu sais faire des cascades ? » C'est le genre de métier de l'ombre auquel on ne pense jamais, justement parce que la gloire ne revient pas au cascadeur, mais comme j'aime bien ce genre de choses, j'esquisse un sourire. « Tu voudrais étudier quoi, à l'université ? » Je relève le museau. « Moi ? Je suis danseuse au Red Manor. » Danseuse. Pour ne pas dire stripteaseuse alors que tout le monde sait parfaitement que là-bas, c'est la même chose. 

Je plisse le museau, naturellement curieuse. « C'est pour le boulot, qu'ils voyageaient autant ? » En Louisiane, ce qui s'approchait pour moi le plus d'une famille était trop attaché à sa région natale et surtout, les parents de Tomas n'avaient pas les moyens de voyager où que ce soit. Aussi c'est un mode de vie qui me fascine parce qu'il est étranger, et je demande donc. « Comment ça se fait que tu ne voyages plus ? » 

Ce type m'intrigue, pas du tout dans un sens romantique et encore moins charnel, mais il m'intrigue parce qu'il a l'air légèrement déconnecté de la réalité. « Faut pas être déjà un peu dans le milieu, pour devenir cascadeur ? J'veux dire, tu fais ce truc, là.. Comment ils appellent ça... Du parkour ? » J'esquisse un sourire que j'espère encourageant. « Tu m'as l'air encore jeune, je pense que t'as bien le temps de tester des trucs et voir ce qui te convient, oui. » Mes yeux se plissent, l'amusement éclairant un instant mon visage et je souris. « Oui, c'est plutôt physique. Après le Red Manor c'est un club de striptease alors la pole dance c'est encore plus sportif. » Quand on ne se contente pas de tourner autour de la barre, en tout cas.

Jamais je n'aurais pensé à une telle situation, et pourtant, lorsqu'il l'énonce... Tout semble prendre sens, soudain. Je ne connais pas le milieu du cirque autrement que par les représentations que l'on en a dans les livres ou au cinéma. Mais j'en ai forcément une image faussée, fantasmée, qui pourtant semble coller à la personnalité d'Alwin. Il me paraît un peu perché, depuis le départ, et j'ai la sensation que tout s'explique. « Des forains, c'est vrai ? Ca devait être complètement dingue, comme mode de vie. » Il y a sans doute dans ma voix un relent de fascination que je ne cherche pas à dissimuler. Je me contente d'un sourire compatissant, sans chercher à creuser plus avant les raisons de son départ du cercle familial. « Bha finalement je pense même que c'est sain, de prendre sa propre route, au bout d'un moment, non ? » 

Et soudain, l'idée qu'il veuille être cascadeur ne me semble plus si farfelue. J'ai un sourire plus enthousiaste, encourageant même tandis que je hoche la tête. « Je cois qu'on finit toujours avec des dettes, quoiqu'on fasse... Tu devrais te lancer, pour les cascades. » Sa remarque sur ma condition physique me tire un rire, et pourtant je secoue la tête. « Pas vraiment, non, j'avais pas vocation à me déshabiller devant des vieux pervers tous les soirs de la semaine. Mais j'ai pas tellement eu le choix. » Et avant qu'il ne pose des questions sur pourquoi je n'ai pas eu le choix, je transforme légèrement la réalité. « Il faut bien payer le loyer. »

Je hoche doucement la tête, parce que je crois que je comprends ce qu'il veut dire... Mais je ne sais pas quoi lui répondre sans lui poser plus de questions, et j'ai bien compris que le sujet était sensible, qu'il n'avait pas particulièrement envie d'en parler. Alors j'étouffe ma curiosité de toute façon mal placée, et je me contente d'esquisser un sourire que j'espère rassurant. Je viens tout juste de le rencontrer, je ne vais pas le faire chialer à coups de questions auxquelles il n'a de toute évidence pas envie de répondre. 

« Je te dis, j'ai pas vraiment eu le choix de faire ça ou non... » Je fronce les sourcils parce qu'en réalité je n'y avais jamais réfléchi ainsi. Je n'ai jamais eu l'occasion de me demander si j'avais un rêve ou non. J'ai commencé à voler très tôt, parce que je n'avais pas d'autres choix ou plutôt l'impression de ne pas avoir d'autres choix, et ça s'est ensuite imposé à moi comme un mode de vie évident. Je ne me suis jamais demandé s'il y avait autre chose pour moi. Je n'avais de toute façon pas les moyens de payer des études et je ne me vois pas en reprendre à mon âge. « Je crois pas... C'est sans doute décevant mais j'ai pas de passion qui pourrait devenir un métier... J'ai envie de faire d'autres trucs, genre voyager par exemple, mais c'est pas quelque chose dont on peut vivre. » Enfin, sauf quand on est forain, visiblement !

La discussion existentielle au premier date, c'est sans doute parce qu'à mes yeux ce n'est plus du tout un date étant donné qu'il est beaucoup trop jeune pour moi, et je n'ai absolument pas l'intention de conclure. Seulement comme je l'ai fait venir jusqu'ici et qu'il m'a apporté des fleurs, je ne peux pas le renvoyer juste comme ça, vous voyez ? Je le regarde se hisser un peu plus haut sur la rambarde comme s'il avait vraiment l'intention de se casser la gueule, et je ne peux pas m'empêcher de me décaler très légèrement parce que je n'ai pas envie qu'il me tombe dessus. « Si, faut se lancer et faire ce qu'on a envie de faire, mais je sais pas ce que j'ai envie de faire, donc pour l'instant je lance rien du tout. » Et bon je ne vais pas expliquer à un inconnu que j'ai des dettes monumentales envers un psychopathe et que je ne peux pas me contenter de me barrer comme ça.