High Rise

L'odeur me prend à la gorge dès que j'entre dans le local. Acre, doucereuse, violente, qui vous soulève le cœur d'une manière physiologique. Je lâche un de mes sacs pour porter la main à mon visage, dans un faible  réflexe de protection   Jebote ! Le pied coincé dans la porte, j'appuie sur le bouton de la minuterie pour y voir un peu clair. Le seul néon restant peine à s'allumer, clignotant. Je répète mon juron "JEBOTE !"

C'est que les poubelles dégueulent littéralement d'ordures. Personne n'est venue les sortir, peut-être que la personne qui s'en charge est malade, morte ou qu'elle en a marre de faire se job de merde. Toujours est-il que les sacs s'entassent, crevés d'ordures qui schlinguent leur race. Je pourrais balancer mes sacs là mais j'ai une bouffée de colère devant le carnage. J'entends des pas derrière moi et je distingue vaguement une silhouette. Je l'interpelle assez brutalement, l'accent serbe qui roule dans les syllabes sous la contrariété "Viens là, tu vas m'aider, on va sortir les bacs pour que les camions poubelles les ramassent"

Inigo était déjà en train d'amorcer un mouvement de jet large qui lui permettait de rester à l'écart des poubelles tout en se débarrassant de son sac. Pour une raison qui lui échappait personne ne semblait s'occuper de ces ordures depuis le début de semaine dernière et c'était, euh, désagréable. Il était fringué pour aller au garage, pourtant, jeans déchiré, sweat-shirt barbouillé de cambouis et gants de travail, c'était pas comme si ses sapes craignaient, mais voilà, il pouvait s'avérer volontiers délicat quand l'occas se présentait.
Heureusement pour le mec déjà présent dans le local poubelle, son juron peu commun arrêta le geste du mexicain ce qui lui évita de se prendre un sac poubelle rempli en pleine tronche ; gloire aux petits bonheurs de la vie. Ce juron justement lui disait vaguement un truc, quelque chose clairement pas sorti de ses plus belles années, et qui avait du mal à lui revenir en mémoire parce qu'une fois sorti de taule, il avait un peu tout fait pour oublier tout ce qui s'y était passé.
Ouais Inigo était très pote avec le déni.

Il se redressa façon animal méfiant au ton emprunté par le pas si inconnu, assez peu friand d'ordre, de dirigisme ou de gens agacés (du coup là c'était un peu un tiercé gagnant), et enfin le souvenir percuta son cerveau :

« Ah, c'est toi. »

Il ne se rappelait plus de son prénom, mais il se rappelait bien de son regard noir & de sa grande carcasse. Il passait difficilement inaperçu, le serbe.

« S'tu veux... t'sais qu'il y a un mec payé à faire ça normalement ? »

Il lui fit un sourire de travers, lui tendit sa main gantée pour lui serrer.

Je devine le geste, les muscles du bras contractés et je suis bien content d'avoir juré un peu fort, j'crois que m'serais pris un sac dans la gueule. Faut être con aussi pour jouer au basket dans le local poubelle, oh sérieux ! "Ah, toi..." "Putain, le mec il a un nom à rallonge ... Moyota Alverez Desperado  Un truc comme ça" "heu... Montoya, c'est ça ? "

"Bah écoute y a p'tre un mec payé mais là visiblement il branle rien. Alors pétre il s'est viré, il est mort, il s'est barré à pétaouchnok, mais nous on patauge dans la merde. Et tu sais quoi ? On s'fera forcément ensevelis avant que ça arrive chez Madame Royale." Je serre la main du type malgré les gants (que je lui envie) et je montre le bazar. "ça fait combien de temps qu'il passe plus ce con ? Si on sort pas les bacs, les camions viendront jamais les chercher à l'intérieur. On n'a qu'à simplement les pousser dehors ? ok ?"

Inigo secoua la tête avec la belle philosophie des gens qui savent que de toute manière tout le monde oublie leur blaze ; bon particulièrement en prison où il s'était fait presque plus discret qu'au naturel et c'était pas facile.

« Nah. Marquéz Delgado. J'me rappelle plus vraiment ton nom non plus c'la dit, un partout balle au centre ? »

Il regarda autour de lui comme s'il espérait un peu que le mec en question apparaisse comme sorti de nulle part, convoqué par le désir de ne pas finir enseveli sous les ordures.

« Chais pas, vu la masse j'dirais au moins une semaine, c't'un putain de gros immeuble. S'tu veux mais putain t'étais plus du genre tire au cul en taule si j'me rappelle bien. Ça va depuis le temps ? »

Il attrapa une des bennes, mit un grand coup pour faire bouger une benne chargée jusqu'à la gueule ; comme il était fait tout en nervosité, le machin s'ébranla dans un crissement.

« Putain c'est lourd », râla-t-il.

ah Delgado, j'te remets. Kovács. Slavenko Kovács. T'es bien un pote de Gil, c'est ça non ? C'est toi qui t'est occupé de ma bagnole. La merco grise de 2001.

L'expression déclenche un rire. La taule, ce milieu particulier que je ne regrette pas.

"Tire au cul si on veut. J'aime pas qu'on m'entube en faisant travailler gratos pour ceux qui m'ont enfermé. Ici c'est différent, c'est pour notre confort, pas seulement pour celui des ronds de cuir. Et puis, on verra si on remet la main sur le gars. On pourra toujours le faire cracher au bassinet. En attendant...".

Je m'attaque à une benne, lourde, trop remplis, des sacs roulent au sol, puanteur crevée. "t'es pas gaulé comme une crevette que j'sache, allez du nerf le latino. " Ouai avec un nom pareil, c'est dans cette case que je le rangeais. "Aide-moi avec celle-là"

On pousse on tire, d'autre sacs roulent. Une tête émerge du chaos. Une tête au yeux grand ouvert. Une tête livide. Et surtout une tête sans corps. "jebote"

« Ah ouais, voilà, Kovacs », tu parlais d'un blaze !... au moins il ne retombait pas sur un suprémaciste blanc, mais sur un des serbes du coin qui avaient eu aussi maille à partir avec ces connards croyant en la race aryenne. Ils avaient, on s'en doute posé beaucoup de problèmes à Inigo ; entre sa gueule d'arabe et son nom de mexicain, il avait tout pour se faire allumer. « Oui, Harley », il avait beau coucher avec depuis un moment, il continuait de l'appeler par son nom de famille. « Me rappelle de ta caisse. J'avais pas fait le rapprochement. »

Il grimaça sous l'effort et la remarque désobligeante du serbe ; c'était pas une question d'être gaulé que c'était grave lourd cette merde. Il s'arc-bouta sur le sol pour tirer sur la benne tandis que Slavo poussait au cul.
Ini faillit déraper dans les fluides douteux qui tapissaient le sol alors qu'une tête aux yeux vitreux le dévisageait, se rattrapant à la benne, puis faisant un bond de chat en arrière.

« Bordel ?! Ça serait pas justement le type des ordures ? »

La taule, ses gangs et ses clans. Et quand vous aviez la malchance de ne pas être noirs, de ne pas être latino, d'être slave sans être russe, ça compliquait votre karma. Les nazies blancs d'un côté, le gang des afros de l'autre, les mexicains pas loin, gaffe à votre cul. J'avais pris plus d'une dérouillée, mais j'en avais finalement donné moi aussi assez pour qu'on foute ensuite la paix. Ce qui se passe en taule reste en taule par une sorte de serment tacite. je hoche la tête avec un demi sourire "ouaip et elle tourne bien ma merco, merci"

Inigo manque de glisser, au sol du sang et des viscères qui ont coulé d'un sac en plastique noir. "c'est dégueulasse, jebote" réminiscence des charniers. "J'sais pas moi si c'est lui, j'l'ai jamais vu. Ah mais Harley, il doit savoir lui. Prends une photo et envoie lui, il saura bien si c'est un collègue ou pas. J'te préviens, pas question qu'on appelle les flics ! On gère."

Il eut un sourire en entendant louer ses qualités de mécano ; il avait pas été formé par n'importe qui, c'était pour ça, tiens !... Bon il eut vite autre chose à penser que la bagnole grise du serbe parce que dans les poubelles se trouvait un mec soigneusement découpé, et il soupçonnait grave que ça soit le gus justement chargé de les sortir.

« Mais qui cache un corps dans les poubelles d'un immeuble », se questionna-t-il comme si c'était vraiment l'important dans la situation actuelle. Il fronça du nez dans une attitude de chat dérangé par l'odeur, et une salive acide lui envahit la bouche dans un rappel de ce qu'il avait dû faire sous les ordres de Legence & Deirdre. « Pfff, ouais si tu veux... »

Il était à vrai dire pas super chaud pour prendre une photo d'une tête-trophée et l'envoyer à son amant pour lui demander s'il le connaissait, mais comme disait Kovacs, hors de question d'appeler les flics. Il sortit son téléphone, déverrouilla avec le code en se plantant trois fois à cause des gants (et parce que malgré son âge il était un rien boomer avec la technologie).

« Si on appelle les flics on est cuits tu parles, t'as vu nos profils ? »

Tous 2 étrangers, tous 2 anciens taulards, et facile de prouver qu'ils se connaissaient enfermés là-bas.
Mauvaise idée.

« On le fout dans le lac ? J'peux t'prêter une bâche du garage pour protéger le coffre de ta merco. »

Un débile profond si tu veux mon avis, ou alors un putain de tarés. Y a d'autres moyens pour faire disparaitre un corps, on est d'accord.

Ouai, ils seraient forcément des coupables désignés. Alors que bon saloper le boulot, c'était pas mon truc, mais j'me dis que l'argument passera pas auprès de la flicaille.

Bonne idée le lac. Tu rigoles ou quoi, on va pas foutre ce truc dans ma caisse. Les preuves ADN tu connais ? Bon j'vais tirer une caisse et j'reviens, j'en ai pas pour long. Trouve quand même une bâche

Je m'éloigne en laissant Inigo s'occuper des morceaux. Je sors du sous sol et je m'éloigne de quelques rues. Dans une ruelle sans caméra, je choure la camionnette d'un plâtrier, ça fera l'affaire. Il me faut quand même une bonne demi-heure et quand je reviens j'espère que le gamin s'est pas tiré.

Clic fit l'appareil photo du téléphone d'Inigo, avant qu'il ne tape un message court et rapide, droit au but (un peu comme d'hab sauf qu'à l'accoutumée il proposait plutôt des rencards à Harley que demander s'il connaissait des gens dont la tête tenait plus vraiment sur le corps) :

« Bah faut être un peu attardé ouais c'clair », il frissonna en préférant ne pas penser au type de taré exactement qu'il fallait être pour mal planquer un corps dans les poubelles d'un immeuble, décidant de ne pas vraiment y penser. « 'kay à tout d'suite. »

Après une courte réflexion (miracle) il se dit que prendre une bâche au garage était très con et pouvait mener jusqu'à lui, et pour une fois qu'il n'avait rien fait, il ne voulait surtout pas risquer de se retrouver de nouveau accusé de quoi que ce soit.
Il tenait vraiment pas à risquer de nouveau la taule. A l'instar de Slavenko sans le savoir, il piqua donc la bâche d'artisans innocents, profitant de sa discrétion naturelle et bon, certes, d'un certain entraînement pour ce qui était de chourrer des trucs.
Il attendait le serbe devant le local poubelle en fumant une clope, nerveusement, l'air à peu près d'une pute lors de sa première nuit sur le trottoir.

Je me pointe avec la camionnette volée pour qu'on puisse charger les morceaux épars du pauvre gars. Je suis soulagé qu'Inigo ne se soit pas tiré en me laissant le bordel. il a l'air nerveux, mais je le comprends. Je n'ai pas non plus envie de tomber nez à nez avec les flics ou qu'on doive s'expliquer. On va faire ça vite et bien. J'ai enfilé des gants en cuir et avec Inigo, on déplace la bâche et les morceaux dans la camionnette

Ouai... quand même c'est bizarre nan ? J'me demande qui a bien pu tuer ce type et pourquoi. Ca s'trouve on a un putain de psychopathe qui traine dans l'immeuble. T'sais, en y réfléchissant, je crois que je l'ai déjà vu ce gars. Tu te souviens de la soirée sur le toit ? Il y était non ?

Bon t'as une idée de où on pourrait balancer les morceaux ? Le lac ? Ou on les enterre ?