High Rise

Merdique, ta soirée. Complètement merdique. C’est l’week-end, et au sinner, qui dit week-end, dit gros porcs un peu trop entreprenants à ton goût. Ce soir, t’as pas dansé, t’as juste endossé ton rôle de serveuse sérieuse et fermée, mais ça n’a pas empêché le quart des pervers du coin de tenter d’te mettre la main au cul. Plus d’une fois. Ta main, elle t’a longuement démangée, t’as failli craquer au bout de la cinquième fois, déjà que la première fut celle de trop. T’es pas là pour qu’on te touche, merde, t’es là pour prendre des commandes, sourire grossièrement aux compliments mal formulés et servir leurs putain de commandes. Point. La seule autre chose que tu acceptes de faire, c’est danser, parce que t’aime ça, parce que ça te grise, tu te sens puissante lorsque tu attires chez les autres une certaine forme d’attirance tout en restant pourtant foncièrement inaccessible. C’est pas la première fois, c’est même loin de l’être, mais sans savoir réellement pourquoi, ce soir, t’as pas du tout eu la tête à encaisser sans rien dire. Alors t’as fini par gueuler, à défaut de taper. Et heureusement pour eux, que t’es pas le genre de nana à savoir se battre, bien que tu songes très sérieusement à modifier ça. L’gaillard face à toi ainsi que sa bande étant alcoolisée, c’est vite parti en couilles, parce que t’as pas peur, Cora, t’es loin de la gamine fragile qu’on pourrait penser que tu es. Alors ouais, tu t’es pas écrasé, et t’as surenchéri même quand il s’est levé, même quand il t’a menacé. T’as fermé ta gueule au seul moment où il a fini par commettre son erreur. Fatale. Un seul regard vers Romeo qui, heureusement pour toi, travaillait aussi ce soir et le tour était joué. Le coup, tu l’as senti, t’as senti le goût du sang se propager sur ta langue. Mais t’as encaissé, avalé, parce que t’es bien trop fière pour ne serait-ce que paraître faible. A la place, t’as vu ton meilleur ami débarqué en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et tu as laissé faire le reste. T’as foutu le camp, attrapant ta veste au vol et en avertissant rapidement Jules que tu partais, laissant l’autre serveuse se démerder avec le reste des clients un peu trop bourrés. Tu cherches même pas à savoir ce qu’il va advenir du pauvre plouc entre les mains d’Rom, bien que tu te doutes qu’il va très certainement finir dehors. Oui, c’est connard de ta part, et oui, t’en as strictement rien à faire. Tu sors, et à peine l’air frais frappe ton visage que tu t’allumes une clope, à défaut de pouvoir consommer autre chose pour le moment. Briquet rangé, tête relevée et tu remarques face à toi une tête que tu commences à connaître. Tu sais pas trop d’où elle sort, si elle s’apprêtait à entrer ou si elle quitte les lieux elle aussi, mais dans une démarche nonchalante, tu t’approches de la hein femme, l’air toujours aussi bougonne. “Si tu veux aller boire un coup ou t’détendre, j’te conseille pas d’y aller ce soir,” que tu lances en désignant le bar d’un hochement de tête. Pour la bonne pub, on repassera plus tard. “Y’a qu’des ploucs tordus et puants,” finis-tu sur un ton sarcastique. C’est pas tout le temps comme ça, et heureusement d’ailleurs, parce que sinon tu aurais déguerpi depuis bien longtemps. Mais ce soir, c’est clairement pas l’endroit à fréquenter.

Quand je ne sais pas où aller, le Sinner se révèle toujours être l'endroit idéal. Je m'assure, en général, que Romeo est présent, parce que j'ai alors quelqu'un avec qui discuter... Et une conso gratuite ou deux, c'est vrai. Les endroits où je peux me rendre sans être emmerdée se font rares, les sbires de Tobias sont partout et je ne peux m'empêcher d'avoir la sensation d'être épiée, constamment. Mais je sais que le Sinner est une zone neutre, plus ou moins, et je ne m'y suis encore jamais sentie en danger. A tel point que ce soir, je n'ai pas pris la peine d'écrire avant de passer. J'avais seulement envie de boire un coup, et l'idée de me retrouver seule ne me semblait pas si déplaisante.

Il fait toujours un froid de canard dans les rues de Chicago, et je presse le pas en arrivant devant l'établissement, pressée d'entrée, quand la silhouette plus ou moins connue d'une brunette m'arrête. J'oublie toujours son prénom, pourtant je sais que je l'ai déjà vue plusieurs fois. A sa mine chiffonnée, je fronce les sourcils. « Que des ploucs tordus et puants ? » Je répète sans être capable de réprimer un léger sourire, amusée par sa tournure de phrase. « Qu'est-ce qu'il s'est passé ? » Parce que pour qu'elle soit là, dehors, à tenter de faire fuir les clients, il s'est forcément passé quelque chose. Je ne suis pas idiote, j'évolue dans le même milieu qu'elle, plus ou moins.