High Rise

Inigo n'avait pas l'air spécialement à l'aise avec la façon dont Harley accédait à ses désirs ; il avait plutôt habituellement une position de larbin, lui, pas de décideur, et la plupart du temps ça lui allait bien ! … ça avait, aussi, sa part de charme, il ne pouvait pas le nier. Il salua à son tour Niilo Dahl qui devait surveiller du coin de l'oeil ses gosses, parce qu'il avait été bien élevé, et suivit effectivement Harley en débattant avec lui-même comme s'il avait 14 ans si ça se faisait de lui prendre la main ou pas.
Il allongea le pas pour rattraper sa hauteur, sans lui prendre finalement la main, pas encore assez à l'aise, et trouvant l'idée un peu curieuse, en fait, sa cigarette dans la main opposée au côté d'Harley ne voulant pas risquer de le cramer.

« Pas le côté droit du lac », fit-il dans un vocable que lui seul comprenait parce que personne parlait de côté droit du lac, « dans le coin là-bas », sa main ne montrait pas du tout la gauche pourtant, « c'est mieux tu verras. Y a des mecs qui font des braseros des fois, ça m'rappelle un peu la maison. Tout le monde est détendu là-bas, c'est pas un endroit où j'allais beaucoup j'y suis allé par hasard avec un pote. »

Il eut un sourire malin, se rapprochant jusqu'à cogner son épaule osseuse dans le biceps d'Harley (il avait beau être interminable, il était quand même plus petit que lui) :

« On peut ptêt même voler un bateau ça serait marrant non ? »

Un bon quart d’heure séparait le duo improbable de la proximité du lac. Harley ne s’était pas encombré de sa moto ce soir et jugea en voyant la tranquillité d’Inigo à la sortie du Ptit Chat Noir que ce n’était pas son cas non plus. Il tira sur sa cigarette, savourant la fraîcheur de la nuit, et flanquant ses mains dans ses poches pour maintenir une posture décontractée signifiant qu’il se trouvait en confiance ; il avait ainsi sans le savoir privé Inigo de sa main, mais il ne se serait pas risqué à saisir la sienne dans une rue telle que celle de Chicago Avenue.
On était en 2021, mais de nombreux combats nécessitaient encore qu’on les poursuive avec ardeur et Harley n’en avait pas la foi ce soir. Il estimait que Inigo sortant en sa compagnie, sa seule compagnie, en pleine soirée autrement que pour niquer dans un coin caché, relevait déjà du miracle sans qu’il n’ait besoin qu’on en déchire la toile avec des détails qu’on pouvait reléguer à plus tard.

Ils tournèrent rapidement à l’angle de la rue, l’un de sa démarche nerveuse, l’autre de sa démarche tranquille mais aux longs écarts, quand Inigo indiqua qu’il valait mieux prendre la direction de Oak Street Beach, à gauche, plutôt que Ohio Street Beach, à droite ; de ce côté-là s’étendait le jardin des plantes, repère de catins maigrichonnes avec une IST dans chaque lèvre, et de dealers chargés de toutes les doses du monde.

« On est sortis depuis cinq minutes et tu parles déjà de faire des conneries ? » répondit-il sur un ton tout aussi espiègle qui signifiait que la perspective l’enjouait.

Il ne savait pas si c’était le coming out qui secouait Inigo de cette manière à vouloir lui faire tester plein de trucs et prendre des risques, et n’eut pas l’irrespect de poser la question. Il savait à quel point le beau sourire affiché sur le visage du mexicain pouvait être fragile.
Tandis qu’il se faisait bousculer le bras, Harley sortit sa main de sa poche pour passer son bras autour des épaules d’Inigo. Leurs chaleurs entrèrent en contact ; prête à l’explosion pour l’un, plus diffuse pour l’autre. Il connaissait l’odeur du sable et la vigueur de la peau d’Inigo depuis qu’il couchait régulièrement avec lui, mais cette fois-ci la manière dont leurs auras, leurs énergies et leurs parfums se mêlaient n’avait rien à voir avec ce dont il avait l’habitude. Il y avait quelque chose en plus ; et Harley était bien trop terre à terre pour se rendre compte qu’il s’agissait d’amour.

Inigo avait effectivement cette énergie nerveuse et au bord de l'implosion qui faisait précisément que ni Leg ni Dei ne lui faisaient confiance ; un mec trop nerveux, c'était pas bon pour le business. Caché dans les carcasses de bagnoles qu'il fallait réparer, il pouvait pas faire de conneries. Cette boule d'énergie comme ramassée sur elle-même et prête à éclater se cala pourtant parfaitement bien sous le bras d'Harley, s'harmonisant parfaitement avec son calme absolu.
Ça ne le contenait pas, parce qu'Harley depuis qu'il le connaissait (et il avait fait sa connaissance à la sortie de prison pour le réinsérer dans la société) n'essayait pas de le contenir, ça la colorait d'un peu de sa façon de voir les choses, et … le rassérénait miraculeusement comme si pour une fois rien de mal ne pouvait se passer.
Son cœur fit un bête petit looping content qu'il n'eut pas vraiment la fois de se reprocher, et il sourit de nouveau, moitié embarrassé, moitié content, ne s'écartant surtout pas.

« On change pas une équipe qui gagne, tu l'sais aussi bien que moi. Allez, ça sera marrant, puis tout le monde s'en fout de son bateau dans c'te ville. Les mecs qui les louent pour les touristes s'en tapent ils sont assurés à mort.
En tout cas c'est c'que m'a raconté un client au garage. »

Fracturer une serrure pour piquer un bateau c'était dans ses cordes mais il n'avait pas compté avec le nœud d'arrimage qu'il ne maîtrisait absolument pas. Il rabattit sa mèche en arrière d'un geste ample, un peu dépassé.

« Tu sais comment dénouer ce truc-là, toi ? J'ai jamais vu un nœud pareil de ma vie. »

« Non, pas du tout. » confia Harley. « Mais évitons-nous cette peine, tu veux ? »

Devant le regard d’Inigo, qu’il imaginait interrogateur dans l’obscurité tombante, il sortit de l’intérieur de sa veste le manche d’un couteau dans lequel se logeait une lame épaisse, finement aiguisée, qu’il déplia d’un geste habitué. Appuyant la corde contre sa phalange tout en tenant le couteau, il entreprit de quelques mouvements de va-et-vient de sectionner la drisse qui reliait le bateau à la baie d’amarrage.

« Voilà, vite, saute. »

Il retint la coque qui déjà partait toute seule comme une grande, et exécuta une enjambée maladroite pour le suivre, la corde dans la main, qu’il replia aussi soigneusement qu’il l’avait sectionnée, pour la mettre sur un côté afin qu’elle ne trempe pas dans la flotte. Il rangea son couteau après l’avoir sécurisée puis se tourna vers Inigo.

« J’espère que tu sais conduire ce genre de choses parce que moi pas du tout. »

La dernière fois qu’il était monté sur un bateau en mission, ce n’était pas prévu et c’était même plutôt précipité. C’était un petit bateau à moteur dans lequel Deirdre et lui avaient foutu le camp pour échapper aux balles, et il était en train de cuver un empoisonnement vénère tout en couvrant Deirdre d’une salve de balles, pendant que cette dernière s’était retrouvée à gérer le véhicule qu’elle n’avait jamais conduit, sur un élément duquel Legence en bon chat n’aurait pas su les sortir.
Le souvenir lui amena un léger sourire mais il n’en raconta pas plus.