High Rise

La porte du squat du 3e n’eut même pas le temps de recevoir les coups portés par la main de Harley qu’elle s’ouvrait déjà pour laisser passer un Elmer Marcellina très affairé qui épaulait les manches de son costard de boulot.

« Hey, euh, salut ? On a payé le loyer ce mois-ci je vous jure. » affirma-t-il.

Harley lui adressa un sourire.

« Je viens pas pour le loyer, je viens voir Inigo. »

Elmer sembla aussitôt se rappeler de la personne qu’il avait devant lui comme s’il avait fumé des joints toute la nuit qui brouillaient ses souvenirs, ouvrit la bouche, la referma comme un poisson hors de l’eau.

« Très juste ! Harley, oui. Il est à l’intérieur. T’as de la chance il bosse pas aujourd’hui, sinon il serait déjà parti. »

Harley se garda bien de lui dire qu’il était déjà passé à son boulot et qu’il ne l’avait pas trouvé, parce que ça faisait un peu stalker sur les bords. Il laissa partir le rayon de soleil qui servait de coloc à son amant dans le couloir de sa démarche sautillante, ses boucles bondissant dans son dos, et pénétra dans l’appartement après quelques coups effectivement frappés à la porte pour avertir de sa présence.

« Inigo ? C’est Harley. »

La situation était grave ; Inigo n'était pas au taf, et si Deirdre l'avait su elle lui en aurait sans doute collé une. C'était étonnant de sa part, d'ailleurs, parce qu'il était habituellement celui des deux employés du garage qui bossait le plus, c'était clairement lui et Jonas tapait déjà un nombre d'heure affolant.
Mais bon, voilà, Inigo avait un peu de mal à se remettre du kidnapping par la dénommée Peach (on avait pas idée d'avoir un prénom de princesse et d'être aussi vicieuse), alors il était resté enfermé dans sa piaule même avec le tas d'arguments qu'un Jonas en train de terminer de se préparer lui avait servi. Il se sentait pas de sortir de sa piaule, c'était comme ça, alors il y restait enfermé avec Alteza, qui se demandait bien ce qu'il se passait, mais attendait sagement, attachée qu'elle était à son propriétaire. Elle jouait les soutiens, couchée au pied du lit alors que le mécano s'occupait les mains à ranger des cartons qui avaient transité de Los Mochis direct à Chicago, il avait jamais pris le temps de le faire avant.
D'un autre côté il bossait quasiment tous les jours depuis son arrivée à Chicago, il avait difficilement le temps de s'occuper de ce genre de trucs. Il entendit la voix d'Elmer ronronner dans le lointain, des pas s'approcher de la porte de sa chambre, son regard vert glissant sous ses paupières comme s'il allait pouvoir traquer la personne à travers la porte.

« Entre, j't'en prie », répondit-il, sa posture se détendant quelque peu mais pas autant qu'elle aurait dû, à l'entente du nom de famille de son amant. « ça va ? »

Il déposa un cd de complaintes mexicaines sur son lit alors que sa chienne battait vaguement de la queue pour saluer le nouveau venu.

Ils ne s'étaient pas revus depuis les événements du mois dernier. Harley avait gueulé pour faire débloquer l'ascenseur qui avait permis de libérer les différentes personnes concernées par ce kidnapping un peu fou qui encore aujourd'hui ne trouvait guère d'explication concrète, mais les choses s'étaient arrêtées là. Inigo ne l'avait plus contacté et Harley avait fait de même, préférant, dans son grand respect de garde du corps, ne pas le brusquer avec d'éventuelles inquiétudes ou laisser penser qu'il éprouvait pour lui une forme de pitié.
Au bout d'un mois de silence il s'était quand même dit que ça commençait à bien faire ; le cul n'était pas un problème, mais ils étaient censés bosser ensemble et comme Inigo ne bossait ni à la piscine ni à la salle, c'était compliqué de le croiser par hasard.

-Ça va. Et toi ?

Il voulut fermer la porte pour leur assurer de l'intimité mais un éclair de psychologie le poussa à la laisser ouverte : c'était une mauvaise idée de cloîtrer quelqu'un qui venait de se faire kidnapper quand on faisait 120kg de muscles. Il choisit donc de s'avancer et de poser son cul au bord du lit. Le silence s'étira ; Harley savait qu'il pouvait durer des heures s'il ne le perçait pas.

-Je passais juste prendre de tes nouvelles et t'assurer que j'étais là si t'avais besoin de quoi que ce soit.

Wow, deux efforts de psychologie humaine en moins de cinq minutes, il faudrait penser à la médaille.
Harley en fut surpris lui même car il se tut, ne laissant qu'un mince sourire pour témoigner de la marque d'affection qu'il venait de verbaliser.

Inigo haussa de ses épaules toujours un peu sèches, un peu plus depuis cette histoire de kidnapping. Le souci avec ce mec-là c'était qu'à la moindre contrariété ou trop gros changement, il foutait en l'air toutes ses bonnes habitudes, et il avait en l'occurrence un peu laissé tomber le sport, tout en mangeant un peu moins qu'à l'accoutumée. Résultat, il était plus mince qu'auparavant alors que ça faisait des mois qu'il se faisait chier à entretenir une musculature correcte.

« Franchement, bof. »

En même temps, un mardi, en plein horaire de taf, et Inigo chez lui à trier un carton rempli de souvenirs poussiéreux qui lui feraient pas forcément de bien...
On pouvait dire qu'effectivement ça n'allait pas trop sans trop, trop s'aventurer. Il n'aurait sans doute rien dit si Harley avait fermé la porte, mais ne se tendit du coup pas plus qu'il ne l'était déjà – c'était pas alarmant, Ini étant du genre à être tout le temps tendu. Le regard vert se porta vers Harley, en surplomb par rapport à lui, et il eut un sourire, touché parce qu'il était assez bien placé pour savoir que ça arrivait genre, toutes les morts d'évêque, des marques d'affection aussi claires que ça de la part de l'ancien garde du corps.

« Merci. Ça va aller. J'm'en remets. J'mets juste un peu de temps, tu sais que chuis long à la détente hein ? »

Bof, c’était compréhensible, mais c’était déjà pas mal. Harley n’avait rien à répondre à ça ; c’était un psy que devait voir Inigo vu ce qu’il avait vécu. Peut-être même que c’était le cas, en tout cas ce n’était pas à lui de s’en soucier ; ça sortait complètement du champ de ses compétences et même de ses envies. Inigo se débrouillait probablement seul, de ce qu’il le connaissait. Satisfait de lui avoir tiré un sourire, Harley se prépara à se relever pour quitter la pièce et le laisser tranquille lorsque Inigo lui servit une phrase qui, pour une raison qu’il ignorait, incitait par des chemins détournés à rester en sa compagnie.

« Se remettre d’un truc pareil prend du temps. » assura-t-il avec une empathie qu’il se découvrait à l’instant sans doute parce qu’il s’agissait d’Inigo.

Le silence s’étira de nouveau et comme Harley ne saurait pas le percer avec des paroles apaisantes, il se contenta de distraire son amant en faisant un effort sur ses capacités d’élocution et d’innovation, fort peu développées comme on le sait.

« Tu fais un ménage de printemps ? »

« J'connu pire », répondit sobrement le brun, haussant de ses épaules trop sèches, avant de porter son regard vert félin sur ce qu'il avait étalé un peu partout, par terre et sur son lit, des souvenirs du Mexique et de sa chambre de gosse puis d'ado, des trucs qui tenaient à une époque révolue.
Bien révolue maintenant que sa mère avait foutu les voiles du Mexique (elle cherchait son fils aîné, César ayant été foutu seulement de se faire aimer de sa daronne dans la vie, apparemment, mais l'ayant bien fait). « Je trie un peu... j'ai ces cartons depuis que chuis arrivé et j'avais pas foutu le nez dedans.
Y a des tonnes de trucs j'me rappelais même plus de les avoir. »

Pour un mec aussi sobre qu'Inigo deux petits cartons, c'était forcément des tonnes de trucs. Fallait dire que ses potes, qui avaient tous plus ou moins changé brutalement de vie (genre Elmer) l'aidaient pas mal à penser ça vu qu'ils globalement arrivés à Chic avec les fringues qu'ils avaient sur le dos, un téléphone en poche et le chargeur assorti, rien de bien plus élaboré.
Il se redressa un peu.

« J'aimerais bien savoir pourquoi, je crois. J'ai pas compris. » Il rougit légèrement : « J'pensais que le mot était de toi... »

C’était le moment où n’importe quelle personne un peu soucieuse du bien être d’Inigo aurait du approfondir ce que ce « J’ai connu mieux. » pouvait bien vouloir dire. Lui poser des questions, même détournées, aurait été une marque d’affection invasive, mais une marque d’affection quand même. Harley cependant ne le fit pas ; bien sûr il éprouvait de l’affection pour son collègue et amant mais très égoïstement, il ne voulait pas prendre le risque de se retrouver submergé par quelque chose qu’il ne pourrait ni interpréter ni gérer.

« Oh je vois, c’est pas pas plus mal de faire un peu de tri de temps en temps, avec le printemps qui arrive, ça permet d’avoir l’esprit plus calme, je trouve. »

Il avait envie de se foutre des claques pour cette phrase d’une banalité à pleurer surtout qu’il n’était pas concerné par ces histoires de ménage. Il bossait avec les Kourakine et Ellroy depuis suffisamment longtemps pour savoir empaqueter un minimum d’affaires le plus rapidement possible. Ses appartements étaient toujours loués meublés et donc parfaitement impersonnels. La seule personnalité dont Harley faisait preuve était inscrite sur son corps : de ses muscles travaillés que des tatouages recouvraient, à sa manière de faire l’amour. Et c’était tout.
Mais c’était suffisant.

Il haussa les sourcils moins à la suggestion surprenante d’Inigo qu’à sa manière de rougir à cette évocation.

« Impossible, je laisse pas des petits mots anonymes dans les boîtes aux lettres. » répondit-il sans hésiter. « Si je veux qu’on se voie je t’envoie un message ou je passe directement. Tu avais un truc à me dire à ce moment là, ptètre ? »

Inigo ne demandait pas vraiment à ce qu'on s'intéresse à lui et à ce qu'il ressentait (pour la bonne et simple raison qu'il avait déjà du mal à penser à ce qu'il ressentait et le caractériser), et accepta la semi-pirouette d'Harley qui parlait de ses foutus cartons comme si y avait que ça qui comptait alors qu'on s'en foutait complètement. Il acquiesça.

« ça fait ça de moins qui traîne, c'est sûr. »

Aussi balèze en banalités que son amant, décidément, ils étaient parfois férocement assortis tous les deux. Bien sûr, Harley ne passa pas outre son rougissement intempestif et la façon qu'il avait d'hésiter et de tourner autour du pot alors que ça lui ressemblait absolument pas.

« J'espérais un peu qu'on passe la St Valentin ensemble, c'est totalement con », il eut un rire étranglé, passant la main dans ses cheveux pour les rabattre en arrière.

Un tissus de banalité recouvrit ce qui aurait dû être une conversation très sérieuse. C’était à se demander s’ils en avaient déjà eu une et si elle n’était pas simplement perturbée par le lieu dans lequel ils se trouvaient présentement. La pièce, par sa condition de chambre, évoquait une intimité véritable que Harley ne se sentait pas de percer. L’intimité charnelle appartenait à son domaine, bien sûr, mais l’intimité psychologique lui prenait la tête. Recevoir des confessions signifiait presque tout le temps qu’il fallait en réaliser à son tour et Harley n’appréciait tout simplement pas.
Même si le fourmillement chaud qui se dispersa dans son ventre à l’aveu d’Inigo demeurait très agréable.

« Je vois. »

Il ne voyait pas du tout, non. Depuis qu’il avait pénétré le monde du travail les circonstances avaient relié cette fête au boulot. Il avait accompagné de nombreuses fois Pendergast au restaurant où il partageait la table de sa femme puis de sa maîtresse devenue sa nouvelle femme et s’était tenu en retrait mais présent si besoin des soirées explosives d’Hypérion et Kirill.

« Et c’était trop compliqué de m’envoyer un message pour me le demander ? »

Il soupira pour indiquer que la question était rhétorique et tapota l’épaule drôlement amincie du mexicain.

« Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? »

Autant commencer par là.

A vrai dire c'était un peu la faute d'Inigo, parce qu'il n'avait pas très envie d'avoir une conversation sérieuse en pensant avoir deviné la fin avant qu'elle n'ait lieu. Ça plus un manque d'éloquence et un refus d'évoquer des choses qui fâchent qui avait beaucoup fait de mal autour de lui (Jonas, Alex pour ne citer qu'eux), bah...
Son regard clair, se posa sur un maillot floqué des armes d'un obscur club mexicain qu'il supportait vaguement, ado, pour faire principalement comme s'il était comme ses potes. Il avait toujours fait ça du plus loin qu'il se rappelle.
Il ne comprit pas que la question était rhétorique, hocha donc affirmativement de la tête ; oui c'était difficile pour lui, c'était stupide, il aurait dû être plus mature que ça, mais c'était pas de sa faute quand même ?...
Il prit le temps de la réflexion.

« J'veux bien un date, oui. »

La suite prouva à Harley que même s’il connaissait bien Inigo, même très bien depuis tout ce temps et tout ce qu’ils avaient fait l’un pour l’autre, il n’était pas à l’abri d’être surpris par le mexicain. Il ne saurait jamais vraiment si c’était parce que le plus jeune de ce duo improbable était pétri d’une imagination toute particulière qui n’avait d’explication rationnelle que ce folklore curieux d’épices et de soleil, ou simplement parce que lui n’était réellement observateur que lorsqu’il se sentait menacé, mais c’était là et ça venait d’arriver encore une fois, de le faucher dans l’étonnement le plus complet.
En guise de première réponse, Harley haussa les sourcils. Inigo, vouloir ce genre de trucs, c’était possible donc.

En fait ça ne l’étonnait qu’à peine que ce mec qui avait traversé tant de choses soit quelqu’un d’aucun sensible et demandeur d’attention. Il lui sembla regretter soudain leur lutte dans la poussière de la cour arrière de Los Mochis, quand tout n’était pas aussi compliqué et quand le pire truc qui pouvait vous arriver se situait au coin de la rue sous la forme d’un groupuscule ennemi armé de kalasch jusqu’aux dents.
Oui, tout était plus simple.

Harley haussa de ses massives épaules.

« C’est pas un date, là ? »

Il pencha la tête et le sourire qu’il avait sur les lèvres vint mourir sur les siennes.

Inigo avait mis un moment à se laisser apprivoiser par Harley, quand ils s'étaient rencontrés à sa sortie de prison ; fallait dire qu'il était, à ce moment-là, plus pétri de méfiance qu'un chat sorti de la rue et qui avait pris son lot de coups de pieds dans les côtes.
Et Harley était beaucoup trop baraqué et grand à son goût.
Bon, maintenant il trouvait ça vaguement excitant, rassurant dans le pire des cas, et de toute manière Harley ne lui avait jamais fait mal hors entraînement physique musclé... Avec une patience taillée dans le diamant, il s'était acquis l'affection d'Inigo.
Un peu plus que ça, même.

Il leva le nez pour réceptionner le baiser, docile, l'expression d'un chat recevant une caresse espérée mais pas vraiment demandée, sourit à son tour.

« Pas vraiment. 'fin j'aime bien ça fait un peu date d'ado, cachés dans ma chambre et tout... mais j'parle d'un vrai, 'fin si t'as envie. J'veux voir c'que ça fait. »

Et puis y avait jamais eu qu'Harley qui avait acquis assez d'importance et de certitude pour lui filer envie de « voir c'que ça fait ».

La trouille générée par le fait que l’état d’Inigo le rendrait plus sensible s’évapora dans le baiser. Même s’il se tenait à sa disposition, Harley craignait que le plus jeune s’accroche à lui désespérément. Malgré tout, rien de tel ne se produisit : le contact fut bref, docile, légèrement fuyant. Exactement Inigo quand il se trouvait avec lui. Rassuré, Harley se redressa, prêt à se casser puisqu’il ne pouvait pas faire davantage, quand son amant prit le risque d’insister, chose qu’il ne faisait jamais, surtout pas dans ces conditions.

« Mais tu es sérieux ? » s’assura Harley, sans l’ombre d’une moquerie, laissant simplement entendre à quel point l’attitude d’Inigo le surprenait.

Il fronça les sourcils.

« Comment ça, voir ce que ça fait, tu n’en as jamais vécu ? »

C'était une crainte étrange connaissant Inigo et l'eut-il comprise, il aurait été surpris qu'Harley la ressente ; mais c'était vrai aussi que ce kidnapping de février avait changé pas mal de choses et créait des situations surprenantes, genre, un mécano pas au taf en plein jour de semaine. Ou le fait qu'il insiste légèrement quant à son idée de date alors qu'il aurait, habituellement, laissé partir Harley sans faire de difficulté.
Il hocha affirmativement de la tête :

« Oui, très sérieux. J'me suis rendu compte en y réfléchissant bien que j'étais vraiment déçu, donc », il haussa des épaules : « je t'en parle. »

Bref Inigo tentait la communication, whoa. Il eut un rire bref, son visage s'éclairant d'un éclair de sourire, et il secoua la tête, vraiment amusé :

« Nah, jamais. Tu m'imagines en date avec un mec à los Mochis ? Dans le genre plus provoc y avait juste mon oncle et ses copines dragqueens et lui il vivait pas là-bas. »

Puis ensuite, Jo ça l'intéressait pas, et Alex était vraiment trop voyant et Inigo n'avait jamais amené l'idée sur le tapis.

Déçu par quoi, Harley ne le saurait jamais vraiment et ne tenait pas à le savoir. Il faisait partie de ceux qui avaient été épargnés par cette violente mascarade survenue au début du mois de février et s’en estimait très heureux. Il aurait sans doute pu se défendre mais ne préférait pas imaginer cette éventualité. On ne peut rien affirmer si on était pas là, et Harley avait été à beaucoup d’endroits sur les ordres de Legence, mais pas celui-là. Et c’était tant mieux car ainsi il pouvait soutenir Inigo avec la discrétion qui le caractérisait : sans rien dire, sans rien spécialement proposer, juste en faisant acte de présence. Cela avait suffi jusqu’à présent, mais désormais Inigo semblait vouloir réparer cet acte manqué.

« Je ne te dis pas non, mais je voudrais être sûr de ce que tu veux : tu parles bien de toi et moi, dehors, en date, dans les rues de Chicago ? En public, on est d’accord ? »

Parce qu’il venait d’une communauté franchement rétrograde sur le sujet, Harley n’avait insisté qu’une seule fois pour démontrer aux autres la relation qu’il entretenait avec le mexicain. C’était à l’anniversaire de Salvador l’année dernière, c’était une agression et il le savait très bien. Par la suite il n’avait plus jamais rien tenté sans le consentement explicite de celui qui avait malgré tout continué d’être son amant.

Harley démontra encore une fois qu'il avait très bien cerné le mécano, à travers ses non-dits, ses regards en coin et les mille petites crispations de son corps qui indiquaient ce qu'il pensait sans qu'il prenne souvent la peine de le dire à voix. Effectivement, commencer par le rassurer en assurant que ça n'était pas un refus était vraiment la chose à faire et détendit imperceptiblement la ligne trop raide des épaules d'Inigo.
Il hocha encore une fois de la tête.

« Oui, c'est ça. Genre un vrai date. »

Il s'adossa à son lit, décidant de s'expliquer.

« J'ai vraiment eu peur, en février, elle était armée et... elle avait clairement pas l'air nette cette meuf. Y a un moment j'ai cru qu'j'allais y rester et... » Il haussa des épaules. « C'est un regret que j'avais, alors j'me dis tant pis si les gens m'regardent de travers façon... »

Façon, ils trouvaient toujours un truc. Il posa de nouveau son regard vert sur le maillot de foot, comme s'il faisait une étape, avant de le relever sur Harley.

« ça t'intéresse du coup ? »

De manière parfaitement logique, la réponse, l’explication même, d’Inigo, mit Harley mal à l’aise. Moins parce qu’elle contenait une certaine somme de sentiments que parce qu’elle éveillait la tendresse sous-jacente qu’il portait au mexicain. Bien sûr, Harley s’était inquiété pour ce dernier lorsqu’il avait disparu, il le savait, c’était normal de s’inquiéter quand quelqu’un qu’on appréciait disparaissait sans donner de nouvelles surtout s’il s’avérait qu’il risquait sa vie. Mais tandis qu’il l’écoutait, Harley prit conscience d’une chose qui lui arriva la gueule avec la violence d’un camion conduit par un kamikaze dans une cour de récré d’école maternelle ; la disparition d’Inigo lui avait noué l’estomac. Mais plus encore : la perspective de le perdre avait fait naître dans sa poitrine une indéfectible nausée.
Parce qu’il faisait un peu plus que l’apprécier, ce mec qui aurait pu être son fils.

« Ouais. » dit-il finalement. « Ca m’intéresse. Enfin c’est pas le mot que j’aurais employé mais...ouais. »

Il ne trouva finalement pas ledit mot mais ce n’était pas grave. Il aurait voulu s’exprimer sur la peur viscérale qui avait saisi Inigo alors qu’il pensait mourir, mais le terrain était si glissant qu’il ferait forcément une erreur.
Alors comme à l’ordinaire dans ses circonstances, il décida de se taire.

« J’ai une soirée ce soir avec Davidson et les boss. Ca durera pas très longtemps, tu sais à quel point ils sont expéditifs dans leurs réunions. Mais après on peut se voir si tu veux. »

Ca impliquerait qu’ils croisent des gens qu’ils connaissaient à un moment dans la soirée, mais Harley n’avait pas saisi tout de suite à quel point ça pouvait être dérangeant. De toute façon dans un tel quartier, à partir du moment où on se rendait au Montpensier, la petite succursale du Chat Noir que tenaient Malin et Paavali Kourakine, on croisait inévitablement tout le monde.
C’était the place to be.

Le mécanicien attendit nerveusement (mais il faisait tout nerveusement, ce mec, même la respiration chez lui était empreinte de ce sentiment d'urgence un rien inquiète et sur l'oeil) la réponse d'Harley. Il ne prenait pas souvent ce genre de risque avec les gens, attendant qu'ils viennent vers lui – ses amants avaient tous fait ça, tous sauf...
Bah Harley.
Harley il avait à chaque fois tenté d'aller le chercher, proposant avec ses manières félines, à chaque fois un peu plus d'ailleurs. Lui, au contraire de son amant, savait depuis un bon moment être très mordu de lui. Il avait toujours un peu moins bien supporté que lui les longues absences à cause des missions assignées par un boss ou l'autre, les emplois du temps irréconciliables, ce genre de choses.
Mais d'un autre côté Harley c'était le genre de type qui supportait tout, c'était pas bien dur. Un vrai sourire détendit les traits presque sévères d'Inigo quand il accepta, son petit cœur faisant un bond pas du tout viril – mais il avait dit qu'il s'en foutait, de ça.

« Ouais, grave », il s'attendait pas à ce que ça soit si rapide, ce qui prouvait bien qu'il s'était pas encore assez habitué à l'efficacité très caractéristique d'Harley, « dans la boîte au nom que j'arrive jamais à retenir, c'est ça ? Le petit Chat Noir ? »

Il avait bien conscience que ça voulait dire croiser potentiellement des gens qu'il connaissait, genre, peut-être son ancien meilleur pote ou sa daronne, mais il fut fidèle à sa révélation brusque (le jour de la St Valentin ou presque, en plus, c'était marrant ça), et ne se déroba pas.

« Chuis content ! » précisa-t-il, même, avec une candeur qu'il avait pas éprouvée depuis longtemps. « On doit bien s'habiller là-bas ou pas ? »

« Le petit Chat Noir c’est ça. Le Montpensier. »

Il considéra Inigo qui changea soudainement d’humeur comme si la réponse qu’il lui avait fournie avait débloqué quelque chose en lui – et c’était probablement le cas – haussa les épaules à sa question.

« Non pas spécialement. A toi de décider comment tu veux t’habiller en date je dirais, tant que tu es toi-même, j’imagine que c’est l’essentiel. »

Harley était sorti bien trop vite de son champ de compétences pour que ce soit réaliste, mais il fonctionnait ainsi. Le contrôle des événements lui filait un peu trop vite entre les doigts pour qu’il reste calme, ou c’était sans doute le plaisir coupable de voir Inigo heureux qui faisait courir un fourmillement étrange sous sa peau. Il se leva, considérant que sa tâche pour le moment était accomplie : Inigo était vivant et il semblait avoir retrouvé le sourire.

« Je file. Je dois y être pour 20h, viens un peu plus tard si tu veux, tu n’auras qu’à m’attendre au bar et on ira où tu veux après. »

« Montpensier », répéta-t-il d'un ton d'apprenant alors qu'il allait encore une fois le zapper parce qu'Inigo était beaucoup de choses mais scolaire non et pas bon en langue non plus. Harley conservait son attitude très calme et très pondérée, en fait, acceptant le changement d'humeur comme si de rien, mais ça gênait pas du tout le mécano puisque c'était justement quelque chose qu'il appréciait chez son amant.
Il fut soulagé d'apprendre qu'il avait le droit de se fringuer comme il voulait – il avait un souvenir euh ému d'une soirée dans un endroit trèèèès chic, mais où il était habillé comme un pingouin et donc fatalement pas super à l'aise.
Il acquiesça, avec un sourire.

Quelques heures plus tard, c'était donc vêtu d'un jeans presque pas déchiré qu'il fit son entrée dans la boîte qu'il appelait « le petit Chat Noir » parce qu'il parvenait pas à retenir le nom, fit un sourire à la barmaid quasiment aussi haute que lui perchée sur talons (elle devait être de la famille de Niilo, pas possible autrement), demanda une teq paf, ignorant son regard flatteur porté sur ses épaules (que sa veste en cuir de moto faisait paraître plus carrées qu'elle n'étaient réellement). Il jeta autour de lui un regard vert inquisiteur, avisant la déco un rien trop moderne à son goût – mais bon, il bossait dans un garage, la déco c'était pas vraiment son rayon hein.

Comme l’avait prévu Harley, sa réunion avec Legence, Deirdre et Davidson fut particulièrement expéditive. Une somme de détails furent échangés et les prochains objectifs définis. Davidson écouta patiemment, avec son air classe et tout aussi fermé, ce que Leg avait à dire ; Deirdre n’ouvrit sa gueule que pour allumer sa pipe, dans l’atmosphère tamisée d’une arrière-salle que Paavali Kourakine leur avait ouverte. Harley savait que malgré sa condition de gonzesse faiblarde d’apparence elle faisait preuve d’une redoutable intelligence et serait prête à se lever pour tirer une balle entre les deux yeux du moindre élément perturbateur, même si cet élément faisait un mètre quatre-vingt-seize et cent vingt kilos.

Ce fut parfaitement en vie que Harley s’échappa de la salle de réunion avec l’Irlandaise, laissant Davidson régler quelques menus détails avec le patron – des détails qui impliquaient apparemment de fermer la porte à clé derrière leurs collègues. Il allait adresser un signe de tête à Deirdre pour la saluer mais elle avait déjà disparu comme un courant d’air. Traversant les lieux parés des armoiries Kourakine, Harley finit par se rendre au bar en face duquel il retrouva Inigo comme convenu.

« Salut, j’aurais presque cru que tu t’étais ravisé et que tu ne viendrais pas. » lança-t-il. « Tu me files la même chose ? Et un cendrier s’il te plaît. » demanda-t-il à Malin.

Inigo avait passé le temps en bavardant avec Malin au bar, perché sur sa chaise, discutant principalement de sa fratrie, qu'il connaissait de çà de là ; il s'était tapé un de ses frères et avait été le maître de stage de la petite dernière (une gamine forte en gueule qui savait ce qu'elle voulait dans sa vie). Il était également parrain du neveu de Malin, donc ils avaient de quoi tenir une partie de la soirée sans se faire chier avec de tels sujets de discussion.
Il observa Deirdre Williamson passer dans la salle façon lame de couteau sans oser la saluer – elle ne l'avait de toute manière pas vu – et son regard vert fut attiré par la haute silhouette de Harley, difficile à louper.
L'habituel pétillement discret dans son regard eut lieu alors que son amant prenait place à côté de lui, et il secoua la tête, à vrai dire assez fier de lui.

« Ben tu vois j'me suis demandé si j'allais pas le faire, mais non. Ça a été ta réunion ? »

Sa main glissa sur le genou d'Harley comme pour l'accueillir discrètement dans son environnement, et lui garantir une place importante dans ledit environnement.

« Comme d'habitude j'suppose y en a qu'un qui a parlé tout du long, et le reste qui a écouté. »

Il eut un sourire mélancolique parce qu'évoquer ce genre de choses lui rappelait que son frère donnait pas de nouvelle, et qu'il fallait qu'il s'occupe de rapatrier sa daronne parce qu'elle était venue le chercher ou il ne savait pas quelle connerie.

« Ooh y a le logo sur le cendrier aussi », piailla-t-il de surprise, s'attirant un sourire amusé de Malin (Alyosha aurait lui criaillé d'horreur parce que c'était pas un logo c'était un EMBLEME, sale pécore).

« Tu supposes bien. »

Du coin de l’œil il observa Inigo toucher son genou et se demanda si le jeune homme avait réfléchi pendant toute la réunion à la manière dont il allait agir en sa compagnie une fois qu’ils seraient sortis. Bien entendu il ne le repoussa pas et se contenta d’écarter légèrement la cuisse pour ouvrir son corps à la proximité d’Inigo, comme s’il avait voulu le prendre entre ses genoux pour le protéger si le mexicain était resté debout. Malin fit glisser vers lui un cendrier que Harley aurait plutôt défini comme une œuvre d’art et dont les contours courbes et polis laissaient entendre que des gens avaient déjà essayé de se battre avec. La forme les rendait difficile à saisir et il était si lourd que Malin avait du le prendre de ses deux longues mains aux doigts fins manucurés de bleu nuit. Harley tira une cigarette de son paquet qu’il laissa sur le zinc au cas où Inigo veuille se servir et la grilla, abritée de ses grandes mains.

« En même temps y’a leur blason partout. » chuchota Harley en crachant sa fumée pendant que Malin partait servir quelqu’un d’autre.

Il saisit son shooter de tequila et avala d’une traite coup sur coup le contenu du verre, la portion de sel et le quartier de citron qui l’accompagnaient. Son œsophage s’enflamma suffisamment pour disperser la nervosité guindée de la réunion.

« Tu veux rester ici ou sortir ? » lui proposa-t-il en tirant sur sa clope, attentif à l'idée de mettre le plus jeune à l'aise.

« C'est vrai, si on voulait oublier où on était faudrait sacrément boire et je suis pas sûr que ça soit autorisé ou bien vu ici de finir raide murgé », sourit vaguement Inigo, qui ne se serait certainement pas risqué à l'exercice ; la teq paf avait ravivé la couleur de ses lèvres, mit un peu le feu à son estomac, et il se contenterait de ça.

Il observa du coin de l'oeil Harley qui consommait la sienne, le mouvement de sa pomme d'Adam quand il déglutit, joua de ses longs doigts avec son verre en avisant une meuf qui le reluquait. Il reporta dans un battement de cils son regard de chat vers lui :

« J'ai réfléchi et je ne sais pas trop, parce que je vais toujours voir des courses ou des combats illégaux quand j'sors et chuis pas sûr que j'ai envie d'y aller en date, c'est bien quand chuis tout seul, tu vois.
Alors j'me disais que, on pourrait peut-être aller se balader sur les bords du lac, y a des endroits qui craignent mais d'autres qui sont plus cools. »

Moins habituels pour eux, sans doute. La rousse était toujours en train de regarder Harley ; mais Inigo comprenait, il était difficile à manquer, et puis y avait largement pire sur qui poser son regard. Il étendit la main pour piquer une cigarette au garde du corps.

Si Harley fut surpris par la demande d’Inigo il n’en montra rien ; apparemment cette journée était placée sous le signe de l’étonnement que le mexicain provoquerait chez lui. Il sortit de sa poche un billet qu’il lissa de deux doigts fermes avant de le déposer sur le comptoir pour régler leurs deux verres et descendit de son tabouret avec l’intention de réaliser le désir de son amant. Une promenade autour du lac ne lui ressemblait pas, surtout à cette heure où traînaient les putes pas toujours maquées et d’autres personnes fort peu recommandables.
Du genre, eux.

« Allons-y, alors. »

Harley quitta le cocon étouffant du Montpensier le premier en adressant un sourire à Niilo Dahl qu’il croisa à la sortie. L’un dut s’écarter pour laisser l’autre passer étant donnée leur carrure et il lui souhaita bonne soirée. La fraîcheur de la nuit lui rappela à quel point il faisait chaud là dedans, et à quel point il préférait la tranquillité nocturne au silence métallique – dans ces moments de fatigue songeuse, il comprenait Deirdre murée dans sa taciturnité qui pouvait aisément passer pour de la mauvaise humeur.

Il fallait longer Chicago Avenue pour atteindre le Lake Michigan. Harley tira sur sa clope qu’il n’avait pas quittée et se retourna pour voir si Inigo le suivait toujours.