High Rise

Avachie sur le canapé, la boule de poils blottie contre mon ventre, je lui gratouille la tête en ronronnant tout bas. « Je sais, moi aussi tu vas me manquer... Mais tu sais, peut-être que ta maîtresse acceptera qu'on se voit encore, de temps en temps ? » Je m'attache rapidement aux êtres vivants en général, quels qu'ils soient, et cette bestiole n'a pas fait un seul instant exception à la règle. Au Septième Ciel, elle a été adoptée par toutes les donzelles présentes, trop heureuses d'avoir droit à la dose d'affection que Timothée leur refuse de trouver entre des bras masculins... Du moins pas entre ces murs. Par rapport au moment où je l'ai recueilli, le chien a sans aucun doute gagné un peu de gras, idéal pour passer l'hiver à Chicago, surtout avec les tempêtes de neige qui font rage ces derniers jours.  

La vibration de mon téléphone me fait soupirer, et je me lève en repoussant aussi doucement que possible la bestiole qui me ronflait dessus, indifférente à mes plaintes. J'enfile un kimono léger par-dessus mon pyjama trop court, on n'ouvre pas aux inconnus en petite tenue voyons, et j'enjambe un coussin coloré pour aller ouvrir la porte. Je cligne des yeux, fronce les sourcils en me retrouvant nez-à-nez avec un homme exagérément tatoué, de la tête aux pieds, qui ne répond absolument pas à l'image que je me fais de Marion. Je me penche, regarde derrière lui dans le couloir, museau froncé. « Excusez-moi, vous cherchiez quelque chose ? »

Je baisse le museau, et le regard, sur le téléphone qu'il agite devant moi, perplexe. Non, en effet, il n'a pas la gueule de son prénom, c'est le cas de le dire. Je ne savais même pas que Marion était un prénom épicène, on en apprend tous les jours. A moins que ce ne soit sa copine, qui ait échangé avec moi par téléphone, et qu'elle l'ait envoyé récupérer la bestiole. Ca peut se comprendre, on ne sait jamais chez qui on se pointe, elle a sans doute voulu jouer la prudence. « Daisy, oui. Il est toujours là, entrez. » Je passe du coup naturellement au vouvoiement, j'ai toujours un peu de mal à tutoyer les personnes que je ne connais pas, c'est une forme de politesse à laquelle mon père tenait beaucoup malgré le milieu dans lequel j'ai grandi. 

Il n'y a personne dans le salon, et les hommes ne sont d'ordinaire pas autorisés à entrer... Mais je n'ai pas envie de lui jeter son chien dans les bras et de le voir s'en aller, j'ai besoin d'un tout petit peu de temps pour dire au revoir à la boule de poils. « Comment est-ce qu'il s'appelle ? » Je demande, en désignant la bestiole qui vient de descendre du canapé. Visiblement, le sac à puces reconnaît son maître, je dois bien le reconnaître, parce qu'il se dirige déjà dans notre direction, pas craintif pour un sou malgré l'apparence du type. 

Espèce de con. Je ne suis vraiment pas sûre que le nom me convienne. Cela dit, je dois bien admettre que le cabot n'a pas l'air de s'en plaindre parce qu'il se roule joyeusement par terre, visiblement heureux comme un pape et surtout en confiance. J'ai déjà la preuve, je crois, que Marion, si c'est bien son nom, est réellement son propriétaire, ou que du moins ils se connaissent. Cela dit maintenant que j'y pense, c'était écrit sur l'annonce il me semble. « Perdu con de chien. » Ou quelque chose dans ce genre-là. Tout s'explique.

« Y a rien d'écrit, sur son carnet de santé ? » Les animaux aussi ont un carnet de santé, eh, à moins qu'il ne l'ait jamais emmené chez le vétérinaire, auquel cas j'ai peut-être refilé des puces à tout l'appartement et ce serait franchement dommage. « L'une des filles l'a appelé Marcel, en attendant, mais je savais qu'il y avait peu de chances pour que ce soit ça... » 

J'ai un léger haussement d'épaules. « Il ne m'a pas coûté très cher. » Je crois qu'il songe à un dédommagement mais je n'en ai pas très envie. Ce serait comme admettre que c'était un fardeau pour moi de m'en occuper alors que c'est loin d'être le cas. Si je n'avais pas trouvé d'annonce, je l'aurais gardé, ce chien. « Je me demandais quel âge il avait... Vous l'avez depuis longtemps ? »

Je hausse un sourcil, perplexe. « C'est pas vous qui l'avez rempli, son carnet de santé ? » Je veux dire, quand il a adopté le chien, c'est bien lui qui a noté son prénom, non ? Je ne crois pas, si je me fie à son expression désapprobatrice. Ca corrobore de plus en plus mon idée première : c'est sa nana qui a perdu le chien, c'est à elle qu'il appartient, et il n'apprécie pas la pauvre bête à sa juste valeur. Et ça, je vous assure, ça me fend le cœur. « Je crois que tant qu'on le nourrit, il veut bien qu'on l'appelle comme on veut. » Dès lors qu'on lui propose à bouffer, on peut l'appeler Marcel et il remuera la queue avec autant d'entrain que si on l'appelle Sylvie, je vous assure. 

Je me rapproche, instinctivement, parce que je les sens sur le départ, forcément, pourquoi s'attarderaient-ils ? J'avise le billet tendu dans une moue désapprobatrice à mon tour. « Non, non, y a pas de dérangement... Vous habitez l'immeuble, alors ? » Je n'essaie pas uniquement de faire la conversation pour le retenir un peu plus longtemps, j'ai une toute petite idée derrière la tête. « Parce que si vous habitez l'immeuble, et que... Je veux dire, si vous avez besoin de quelqu'un pour le garder quand vous partez en vacances ou... Ou pour l'emmener en promenade quand vous avez pas le temps... Enfin, gardez mon numéro. » On pourrait croire à une technique de drague pourrie, mais mon regard énamouré est tout entier posé sur la boule de poils. 

Voilà, tout s'éclaire. C'est pour ça, que malgré son évidente affection pour la bestiole, il continue de l'affubler de surnoms terriblement insultants. Parce que le pauvre animal lui rappelle son ex, à la manière d'un enfant qui aurait un peu trop gardé les traits de sa mère. Il peut pourtant feindre tant qu'il veut l'indifférence, on ne se donne pas tant de mal pour récupérer un chien dont on se fiche. Il aurait pu profiter de sa fuite pour passer à autre chose, et il n'aurait même pas été responsable de sa disparition. Pourtant, il s'est donné la peine de placarder une hideuse affiche à l'épicerie, et de faire le déplacement jusqu'ici. 

Sa question me fait hausser très franchement un sourcil, et je réponds, sans filtre. « Oh, non, vous étiez presque mon genre et il a fallu que vous soyez arrogant... » Un soupir amusé m'échappe, tandis que je secoue la tête. Il ne me connait pas, définitivement, parce qu'il saurait autrement que j'ai bien d'autres approches que ce genre là. « Non, aussi difficile que ce soit à croire, je me suis vraiment attachée à lui. C'était agréable de l'avoir ici, je crois que sa présence a apaisé tout le monde. » Certaines des filles qui résident au foyer sont terriblement seules, et on sait comme les animaux de compagnie peuvent se révéler efficaces pour lutter contre la dépression. Avoir un chien à sortir, en plus, c'est être quelque peu forcé de mettre le nez dehors, ce n'était pas désagréable.

Je secoue doucement la tête. « Si, malheureusement. Cruellement. Mais je m'en remettrais. » En réalité je suis désolée de le décevoir, moi aussi, mais son chien l'éclipse totalement, je suis obnubilée par la boule de poils, à tel point que je regarde à peine son propriétaire. Le fait qu'il soit couvert de tatouages m'a surprise l'espace de quelques instants parce qu'il est assez peu courant de rencontrer quelqu'un qui en possède autant, mais j'ai traîné dans le milieu du tatouage suffisamment longtemps pour ne pas faire une fixette là-dessus. J'étais, en réalité, plus étonnée de ne pas me retrouver face à une femme, mais cette surprise aussi est passée. 

Et puis mon regard s'illumine, brusquement, un sourire éclairant mes traits lorsqu'il propose de prolonger, ne serait-ce qu'un peu, mes derniers instants avec la bestiole. Je fais un bond sur place, sans doute assez ridicule. « Oh oui, carrément ! » Et le contact du parquet me rappelle, tout de même, un léger détail. « Laissez-moi juste une toute petite minute pour m'habiller, et j'arrive ! » Ce faisant je l'abandonne dans l'entrée, Tim me passerait un savon si elle savait, pour aller enfiler quelque chose d'un peu plus chaud, parce que je suis à moitié à poil. Je ne crains pas qu'il nous vole, il n'y aurait pas grand chose à voler, dans le salon. Je me contente d'enfiler les premiers vêtements qui me passent sous la main, en l'occurrence un jean et un pull, pour pouvoir chausser des baskets rapidement et les rejoindre.