High Rise

Metropolitan Correctionnal Center - Chicago - le 1er Mai 2022 17h00

Les yeux rivés devant moi, le rictus aux lèvres, je remonte le couloir sous les cris de la masse entassée dans les cellules, les alliés comme les ennemis, m'interpellant sans que je puisse saisir la signification. Parfois une insulte ou mon prénom se détache par dessus le cliquetis des chaines que je porte aux chevilles. Jusqu'à la fin, ils ne m'auront pas épargné ça, comme une ultime humiliation quand je suis au dessus de leurs mesquineries depuis longtemps, endurci par neuf ans de taule et avant ça par huit années de guerre.

Une succession de grille s'ouvre et se referme derrière moi jusqu'à ce qu'on arrive dans ce petit local où on me détache et où je peux remettre les affaires avec lesquelles je suis entré. Tout reste de pudeur tué depuis longtemps, je me fous à poil pour enfiler mon treillis et mon tee-shirt devenus trop grands autour de ma silhouette amincie. Je renonce à mettre le pull. C'était l'hiver quand je suis entré ici, mais il faisait beau ce midi dans la cour de la prison, située sur le toit de l'immeuble. Déjà chaud.

Je signe divers papiers pour ma sortie avant de récupérer mes papiers et mon téléphone déchargé - l'autre, le caché, donné à un compagnon avant de partir. Et puis je prends l'ascenseur, avec cette drôle de boule au ventre, entre excitation et appréhension de retrouver le monde du dehors. Ving-huit étages d'un étrange retour vers la liberté, comme si je remontais le temps. *Cling* fait le carillon discret quand j'arrive au rez-de-chaussée. J'avance vers la sortie, longue passerelle extérieure grillagée et exposée au regard des tourelles, et la dernière porte me crache comme un déchet sur le trottoir du boulevard où la cacophonie des voitures me laisse un instant étourdi, les bras ballants, mon pull dans la main.

Rien, à mes yeux, n'est plus impressionnant que cette putain de tour. Elle était déjà plus haute que le Square à son heure de gloire, et elle l'est encore bien plus aujourd'hui. La taule m'a toujours terrifiée, à tel point que je n'avais jamais rendu visite à qui que ce soit, pas même à mes partenaires lorsqu'ils se sont fait choper. J'ai pourtant dû, au cours des six derniers mois, prendre sur moi. Slavenko n'aurait jamais osé réclamer de visites, j'ai eu le plaisir de découvrir avec son enfermement les petites boîtes qui l'aident à compartimenter sa vie, et je me suis retrouvée soigneusement rangée dans l'une d'elles. J'ai eu peur qu'il m'oublie, qu'il ne sorte pas, et durant six mois je suis allée le voir toutes les semaines, sans exception ou presque.

J'ai du mal à croire que j'emprunte aujourd'hui ce chemin pour la dernière fois. 

J'ai la trouille, le cœur qui tambourine contre mes côtes, le ventre noué d'appréhension douloureuse. Ca fait trois mois que nous n'avons pas été seuls tous les deux, lors de la seule et unique visite conjugale qui nous ait été autorisée, non sans avoir grassement payé pour l'obtenir. Trois mois que je n'ai pas eu d'autre contact avec lui que sa main glissée dans la mienne, posée sur la table dans la salle des visites. Mais ça fait six mois qu'il est prisonnier tandis que je suis libre, six mois que sa vie est suspendue à cause de moi, ou de ce qu'il a fini par faire pour moi. Je n'ai que trop conscience du fossé qui a dû se creuser entre nous. 

Pourtant, mon corps agit à ma place, lorsqu'en sortant de la voiture je l'aperçois. Je n'ai pas l'occasion de réfléchir, de me demander ce qu'il faudrait que je fasse ou non, ce qu'il a envie que je fasse ou non. J'avale la distance qui nous sépare en quelques foulées qui me jettent à son cou, bien avant que lui-même ait le temps de réagir. Ses bras ne se referment pas tout de suite autour de moi mais je ne le lâche pas, mon nez enfoui quelque part dans ses cheveux. 

Il y a toujours ce moment étrange (enfin toujours, c'est seulement la seconde fois que je l'expérimente et c'est deux fois de trop) où on revient au monde. La prison, c'est un huis clos, un monde à part avec ses propres codes, son propre fonctionnement hors du temps. Au milieu du chaos qui a secoué Chicago au même moment que mon enfermement, au moment des licenciements massifs de fonctionnaires, des coupes budgétaires et de l'entassement des prisonniers dans la tour derrière moi, la procédure a pris six mois. Six putains de longs mois juste pour déclarer que j'étais bien en légitime défense.  Les semaines s'égrenaient sans que je m'en rende vraiment compter, à une chose près. Car cette fois, c'était différent, il y avait Mia. Mia et son entêtement à venir me voir chaque semaine, Mia et son odeur du dehors, son souffle de liberté. Paradoxalement c'était difficile à gérer pour moi, et à la fois ces bouffées d'oxygène, je les attendais. Peut-être que c'était ça qui était difficile, ne jamais être sur qu'elle serait là la fois d'après. Comme aujourd'hui.

Le brouhaha de la ville ne nous parvient pas là haut. Il n'y a que celui de la prison et de ses locataires. Et soudain, dans le vertige de la liberté retrouvée, il y a son parfum et la force de son étreinte. Sa chaleur que je perçois à travers mes vêtements. Ce n'est pas du tout les images de la visite conjugale qui me reviennent en tête, mais bel et bien celles d'avant. De nos rares après-midi à faire l'amour dans notre appartement, dans cette époque si lointaine que ça doit faire mille ans. Je fourre ma main dans ses cheveux avant que mon bras ne s'enroule autour de sa taille, sans un mot. Chancelant, j'inspire à pleins poumons son odeur sucré de fruits. Le contraste entre l'ombre de la tour et la chaleur de Mia m'arrache un frisson que je chasse en trouvant sa bouche fondante dans un baiser sur lequel je fantasme depuis trois semaines, depuis qu'on m'a dit que je sortais, le temps de régler les putains de formalités judiciaires.

Avec lui, je ne sais jamais à quoi m'attendre, je n'ai jamais su. Depuis le premier jour, il souffle le chaud et le froid, ne se donne jamais tout à fait. Il a pourtant fait pour moi ce que personne avant lui n'a jamais fait. Il a risqué sa vie pour sauver ma peau, sa liberté pour que je puisse retrouver la mienne. A tel point que je n'ai jamais douté de lui, pas un seul instant. Comment aurais-je pu faire autrement que venir le voir aussi souvent que possible ? Je serais venue tous les jours, s'il m'avait laissée faire. Tous les jours, si le manque ne m'avait pas rendue folle. Moi aussi, j'avais besoin de prendre un tout petit peu de distance pour ne pas craquer. 

Seulement quand ses bras se referment, enfin, autour de moi, je sais que je suis à ma place, et que je ne pourrais être nulle part ailleurs. Nos lèvres se trouvent et ce n'est qu'au contact des siennes que je reprends mon souffle, enfin. Un geignement se coince dans ma gorge, entre sanglot dû au manque et hoquet de soulagement. Je bois son souffle, longtemps, mon corps déjà soudé au sien, avant de murmurer tout bas contre sa bouche. « Viens, on rentre à la maison. »

L'appartement dans lequel je me trouve aujourd'hui, il ne l'a jamais connu, la tour vient juste de rouvrir mais elle n'a plus rien de l'endroit qu'il connaissait. J'ai tout fait, en revanche, comme si c'était déjà chez nous, comme s'il allait rentrer. Je m'y suis installée pour lui, en pensant à lui, pour qu'il ait un endroit où se sentir en sécurité une fois que la prison l'aurait recraché.

On se désolidarise et j'ai une sorte de pincement au cœur, que je connais bien maintenant. C'est le même que lorsque je dois quitter le parloir après avoir passer une heure ma main dans la sienne. Je ne proteste pas mais je m'empare de sa main comme pour m'assurer de je ne sais quoi. Je sens littéralement un poids s'ôter de mes épaules à mesure qu'on sort de l'ombre de la tour-prison. Je ne sais pas encore que le Square n'est guère devenu mieux. Dans la voiture, j'allume une clope et mon regard erre sur l'extérieur et les changements dans la ville me frappe. La dernière fois j'avais passé neuf ans en taule, alors forcément tout avait changé, mais là bordel, c'est que six mois ! Le nombre de clodos sur les trottoirs est impressionnants, les bâtiments non finis, à moitié scellés de parpaings ou squattés, les commerces fermés avec les panneaux écrit liquidation ou à vendre. La misère, partout. Sarajevo était presque plus accueillante.

Quand on arrive au Square, il s'est effondré il y a un an quasiment jour pour jour. Je n'ai pas vu la réhabilitation de la Tour, j'étais déjà en taule. Elle est plus petite, comme si ça pouvait éviter qu'elle s'effondre à nouveau. Elle m'a dit qu'elle y avait déménagé récemment. Après l'effondrement de la tour, le Red Manor nous avait accueilli et c'est comme ça que les choses avaient rapidement dégénéré avec Tobias. Après je l'avais buté et la taule m'avait tendue les bras tandis que Mia galérait toute seule, dehors.

Elle se gare et quand je sors, je jette mon mégot dans les ordures du caniveau. Je n'ai pas d'arme et je me sens brusquement nu. Même la lame de cutter bricolée sur un bic me manque. Je l'ai laissée à Angelo, j'pouvais pas sortir avec. Je n'ai pas d'affaire alors on monte directement chez elle. Moi, dans son sillage, toujours.

Le trajet en voiture se fait dans un étrange silence. Non pas que nous ayons un jour eu besoin de les combler, on s'en est toujours parfaitement accommodés, seulement cette fois je sais que c'est différent. Du coin de l'oeil, je l'observe, tandis qu'il prend la mesure du temps qui s'est écoulé, du monde qui a continué de tourner pendant qu'il était à l'ombre. La déchéance de Chicago avait déjà commencé, lorsqu'il est entré en prison, mais en six mois les choses ont eu le temps d'encore se dégrader. Je ne cherche pas à le ramener à moi, je sais qu'il aura besoin de temps pour se réacclimater et je ne veux pas le brusquer ou l'étouffer. 

S'il n'est pas armé, je le suis. J'ai toujours une arme planquée dans la voiture, une autre dans mon sac à main. Quand je me suis retrouvée séparée de lui, il a bien fallu que je me protège, la mort de Tobias ne nous a pas attiré que des amis. J'ai dû me débrouiller seule, ou presque, et je suis toujours particulièrement méfiante. Après qu'il soit entré en taule, mes nuits n'ont plus jamais été sereines. 

On prend directement l'ascenseur pour rejoindre le sixième étage, et l'appartement #0604 dont je déverrouille la porte. Je le laisse entrer à ma suite, avant de refermer derrière lui. Les loyers sont devenus exorbitants, mais ma situation financière est meilleure qu'elle ne l'était l'année dernière. En somme, l'appartement n'est pas beaucoup plus grand que celui qu'on a brièvement habité ensemble. Une chambre, un salon de taille franchement confortable et une cuisine ouverte sur ce dernier. Ultime point important, un balcon, j'y tenais parce que je sais à quel point Slavenko les aime et je me suis dit que le détail lui plairait. J'ai quelque peu décoré, juste assez pour que ce soit chaleureux, pas trop pour qu'il ait encore l'espace de s'approprier les lieux. Au-dessus du canapé trône toujours la photographie qu'il aimait tant. Moi, j'ai rajouté quelques petits objets de déco inutiles, du genre des bougies et des plantes.

Je ne pense pas reconnaitre un seul des visages qui errent près de la tour. Soit ils ont changé, soit je les ai oublié. Je me sens comme un poisson hors de son bocal, jeté dans la mer immense. A mesure qu'on s'approche de ce que je sais être un lieu d'intimité, mon estomac se noue d'un désir lourd. On pense bien moins qu'on ne croit au sexe en taule, en tout cas pour ma part. Pour beaucoup, ça devient surtout un instrument de domination, de pouvoir. Le reste du temps, on ravale les désirs primaires en les remplaçant par d'autres, plus violents. Même notre nuit en chambre conjugale a été une étrange coupure dont je garde un souvenir embrumé comme un rêve. Mais subitement, avec la porte qui se reclaque sur nous, tout devient plus concret et je ne prête pas attention au décor, l'enregistrant seulement dans un coin de mon esprit.

C'est naturellement que j'attire Mia contre moi d'un geste fébrile. Je sais que je sens encore la taule, c'est une odeur qui va me coller à la peau plusieurs jours durant, mais elle, elle a ce parfum délicieux, de liberté et de plaisir pur. Le manque est comme une vague qui remonte des profondeurs pour me submerger et il se transforme aussitôt en désir brulant plus facile à gérer. Je gronde dans un hoquet de surprise. Ma bouche sur la sienne, je lâche mon pull qui tombe au sol. J'arrache mon tee-shirt de mon corps meurtri des habituels bleus de la vie féroce de la prison. Mes mains fouillent sous son tee-shirt avec rudesse et frénésie. Sa peau douce déclenche des boules de feu dans mes nerfs, vrille mes reins de désir. J'crois pas avoir bandé aussi fort de toute ma vie, avoir eu aussi envie de baiser.

La façon dont m'attire brusquement à lui fait rugir en moi ce désir que je tentais d'étouffer. Aussi étrange que ça puisse paraître, j'avais peur qu'il ne soit pas réciproque. Bien-sûr on s'imagine toujours qu'un homme qui sort de prison est grave en manque de sexe mais j'avais surtout peur qu'il ait besoin de reprendre pied avec la réalité et je n'aurais pas osé le brusquer. C'est une onde de chaleur qui irradie soudain dans mon ventre, douloureuse d'intensité quand nos bouches se trouvent avec fureur. 

J'ai le temps pourtant, entre deux geignements plaintifs, de voir la peau qu'il dévoile en se déshabillant à demi, et ma gorge se noue de voir les hématomes qui la marbrent. Je ne peux cependant pas m'attarder sur ces derniers, ou lui dire comme je suis désolée, parce que déjà ses lèvres fondent sur les miennes à nouveau, ses mains trouvent le chemin de mes seins et je perds toute raison. A gestes fébriles, je défais la braguette de son pantalon, plonge ma main dessous pour envelopper sa queue, et la sentir si dure sous mes doigts me fait couiner. Les préliminaires ne sont clairement pas une option et je le relâche presque aussitôt pour me débarrasser de mon jean, parce que je sais que j'irais bien plus vite que lui pour le faire.

Heureusement qu'elle s'occupe elle même de son jean, je crois qu'il m'aurait rendu fou. Ma queue s'est tendue vers elle, douloureusement et ce serait amusant si je n'étais pas dans un tel état de fébrilité. Son jean tombe et je fonds sur elle à nouveau, ma bouche léchant son cou, une main sur son sein tandis que je la pousse jusqu'à trouver un appui. C'est le dossier du canapé qui remplit cet office. Elle enroule sa jambe sur ma hanche et je la soulève à moitié pour m'enfoncer d'un coup de reins brusque dans sa chaleur. Le choc de plaisir est au rendez-vous et j'en suis soulagé, comme si au fond de moi j'avais eu peur que l'alchimie de fonctionne plus. J'enveloppe Mia de mes bras, de ma carrure sèche pour mieux la tenir contre moi et la soumettre au rythme infernal de l'étreinte. Il n'y a pas de pause, juste une montée frénétique du plaisir et la brusque délivrance dans un flash éclair aussi lumineux que brulant. J'éjacule dans un cri rauque au moment où une poussée plus brutale m'emmenait plus profond en elle. Et c'est bon de m'alourdir contre elle, de me laisser aller en elle, de retrouver la douceur de sa peau, ses bras et ses baisers. L'extase qui me transporte est indescriptible.

L'impatience nous tenaille tous les deux bien trop fort pour que j'ai le temps de faire autre chose que seulement m'accrocher à son cou, nouer ma jambe à sa taille, et expirer de plaisir quand il se loge enfin au fond de mon ventre. J'étouffe mes cris contre sa gorge, une main accrochée à ses cheveux, jusqu'à ce que l'orgasme nous emporte, ensemble. La délivrance n'est pas tout à fait au rendez-vous, il m'a beaucoup trop manqué pour que je sois rassasiée par cette étreinte, particulièrement parce que ce n'est pas uniquement le sexe qui m'a manqué. 

Je reste accrochée à lui, enroulée autour de lui, incapable de le laisser s'éloigner de moi à présent. Mon cœur bat la chamade et ma respiration sifflante peine à s'apaiser contre sa peau. Je sème des dizaines de baisers sur sa peau, remonte doucement l'angle de sa mâchoire jusqu'à gagner sa bouche contre laquelle je m'alanguis. « Bon sang tu m'as manqué... » Je le souffle tout bas, comme un secret, mon nez contre le sien. Il est devenu indispensable à ma vie, et je me suis contentée de vire en apnée durant son absence. Je n'ai pas connu une seule nuit sereine, pas une seule journée qui ne soit pas occupée à penser à lui. Je ne veux plus qu'il s'en aille. Je ne supporterais plus qu'il s'en aille mais je ne sais pas comment le lui dire. Alors je me contente de rester accrochée à sa peau, les yeux mi-clos, mes doigts incrustés dans sa chair parce que j'ai la trouille qu'il disparaisse. 

Ces mots là me heurtent toujours, avivent dans un écho ce que je ressens, ravivent aussi le sourd sentiment de culpabilité que je refoule. Je m'assombris en la serrant plus fort contre moi, cherchant mon souffle après cette étreinte éclair, où seul le corps est rassasié. Ma main se perd dans ses cheveux et sur sa peau, caressant le haut du dos. Mon regard erre sur la pièce derrière elle, ce nouvel environnement qui dégage une sérénité nouvelle - bon vous me direz comparez à ma cellule, c'est évident. Je glisse mes mains sur ses hanches un moment avant de m'écarter et de dégoiser enfin deux mots "C'est joli ici" C'est grand, clair, propre.

Je passe une main sur mon crâne presque rasé "je prendrais bien une douche. tu me fais visiter ?" Je remonte mon froc descendu sur mes cuisses avant de me baisser pour défaire mes rangers au cuir trop rigide et dont j'ai perdu l'habitude à force de porter les baskets blanches de la taule. Je les laisse là pour le moment, le temps de prendre mes marques et de faire le tour de l'appartement avec Mia.

On se repaît ainsi en silence de la présence de l'autre avant qu'il ne rompe le contact, dans un geste doux qui pourtant me tord le ventre. Je sais bien pourtant que je ne vais pas pouvoir passer les six prochains mois accrochée à lui seulement pour tenter de rattraper le temps perdu. Mmh, suis-moi. Il n'est pas encore dix-huit heures et il fait encore jour. J'ai accroché des rideaux à la fenêtre du salon, dans les tons bruns pour apporter un semblant de chaleur. Ils ne sont pas complètement occultants et le jour passe encore, même lorsqu'ils sont tirés. Les meubles de la cuisine sont en bois, ce n'est pas très moderne mais je ne me suis pas occupée de les changer, je ne voulais pas investir complètement les lieux toute seule et ça m'arrangeait de ne pas avoir à acheter ça en plus. Il y a l'électroménager essentiel et les placards et le frigo sont plein à craquer, j'imaginais qu'après la taule il aurait tout le temps faim.

Cette fois, il y a un petit couloir avec d'un côté la porte menant à la chambre et de l'autre celle menant à la salle de bain, et une dernière pour les toilettes. La chambre est plutôt grande elle aussi, j'ai déjà rapatrié ses affaires dans l'armoire et la commode, que j'ouvre dans un sourire pour les lui montrer. Tiens, je crois que je n'ai rien perdu. Même s'il n'avait pas grand chose et moi non plus. Je le guide enfin vers la salle de bain, où cette fois il n'y a pas de douche mais une baignoire avec une paroi vitrée, de sorte qu'on peut se doucher sans mettre de l'eau partout. Tu as des serviettes propres dans le tiroir.

Je hoche la tête à chaque chose qu'elle me montre, tout est joli, je n'ai pas d'autre mot. Ma main effleure le rideau brun, dont j'écarte légèrement le pan pour jeter un coup d'œil dehors. Le lit double dans la chambre attire un sourire sur mes lèvres, ou plutôt le souvenir de mes nuits blotti contre elle et de la nuit à venir à enfin à nouveau pourvoir la tenir dans mes bras. En prison, j'ai mis deux semaines à avoir le pieu du haut, après ça j'étais à peu près tranquille dans la cellule où on était constamment entassé à trois à cause de la surpopulation carcérale comme les journalistes disent, joli mot pour une dure réalité. Certains pétaient les plombs au point de rechercher l'isolement et sa paillasse qui pue la pisse. Dans l'armoire, je prends des affaires propres, qui sentent bon, un simple bas de jogging et un tee-shirt.

La salle de bain est petite, mais surtout intime, putain, l'intimité, j'avais oublié ce que c'était. Je pose mes fringues sur le lavabo avant de tirer une serviette du tiroir. "super, merci." Un sourire bref mais lumineux éclaire mon visage. "Tu peux rester." Ouai, enfin, une baignoire avec une vitre, on va pas pouvoir baiser sans tout démolir mais c'est pas tellement au sexe que je pense là tout de suite. Juste au plaisir de sa présence. Je me déshabille, ce qui consiste à enlever mes chaussettes et mon froc et mon calebut. "comment c'est ici srce ? Depuis la réouverture ?"

Comme je n'ai pas remis mes fringues restés dans le salon, je me glisse avec lui dans la baignoire parce que je prends sa demande pour une invitation. C'est... Bizarre. Encore plus bizarre qu'avant. Je hausse une épaule parce que je peine à trouver mes mots. J'ai l'impression que les organisations criminelles pullulent, y a un salon de tatouage au rez-de-chaussée qui semble... Je sais pas, contrôler le reste de l'immeuble. Paradoxalement le Square est assez sûr, je crois qu'il y a un genre de statut quo pour le moment. Les lieux n'ont rouvert que le mois dernier, c'est un peu court pour bien comprendre tous les rouages d'autant que j'étais préoccupée par notre propre organisation. Durant six mois, je n'ai pas chômé.

Je tends une main vers lui, effleure d'abord sa peau marbrée d'ecchymoses, puis sa tempe. T'as les cheveux bien trop courts... Je les ai toujours aimé plus longs, pour pouvoir m'y accrocher lorsqu'on fait l'amour. Là, je ne peux plus glisser mes doigts dedans en cette caresse qui le faisait ronronner lorsqu'il était lové contre moi. A l'inverse, les miens ont bien poussé en six mois, mais j'ai minci également. Je ne suis pas très assidue et j'oublie de manger s'il n'est pas là pour m'inciter à le faire. Lui aussi a maigri, et même s'il n'est pas gringalet l'inquiétude se lit sur mes traits face à tous ces changements. Comment est-ce que tu te sens...?

"Un salon de tatouage ? Humm... de toute façon tu m'as bien dit que toutes nos activités seront sur le port. On ne craint rien si on ne se mêle pas de ce qui se passe ici. Au mieux ça fera peut-être des clients. J'me renseignerais." la première chose qu'on fait en prison, c'est de se renseigner immédiatement sur les groupes en présence, question de survie, surtout quand comme moi on est serbe, c'est à dire blanc mais slave.

Dans la baignoire, je règle la température de l'eau et rien que ça c'est du luxe. Je mets le bouchon et je m'assieds pour faire entre le bain et la douche. Mia se love entre mes jambes. Ses mains glissent sur mon crâne. "ça repoussera srce." Question d'hygiène, j'ai préféré tout rasé. Quant aux bleus, il n'y a rien de méchant, le plus dur c'est toujours les premières semaines, ceux ci sont plus le fait des matons, des coups de matraque appuyés censés nous faire tenir tranquille. Il y a eu aussi une bagarre dans la cour la semaine dernière. Ma condition physique est plutôt bonne si on considère que j'ai passé six mois enfermé. J'ai continué à faire du sport et associé à la bouffe dégueulasse, je me suis asséché. A quarante deux ans, je n'ai pas eu d'autres choix pour survivre face aux jeunes loups de la rue que de m'entretenir.

Je souris d'un air rassurant à Mia avant de passer mes mains sur ses seins d'un geste à la fois possessif et taquin "ça va, j'me sens bien. j'suis content d'être dehors" Comment ça pourra ne pas aller ? Je suis avec elle. "et toi Zlato ?"

Je lui assure dans un sourire. « Je ne me suis mêlée de rien. » J'avais suffisamment à gérer en-dehors. Et j'aimerais qu'autant que possible le Square puisse être pour nous un refuge, un lieu sûr dans lequel nous n'avons pas à craindre d'être entourés d'ennemis. Je sais dans quel genre de business on se lance tous les deux -tous les quatre en réalité- et je ne suis pas dupe que ce sera mouvementé. Cela dit ça ne m'inquiète pas. Ca fait six mois que je réapprivoise la liberté, ce qui est paradoxal puisque lui a dû gérer, pendant ce temps-là, l'enfermement. Moi, pour la première fois depuis des années, je n'avais personne pour me surveiller, personne à qui rendre des comptes. J'ai pu faire plusieurs cambriolages et garder la thune de côté pour nous, sans qu'un crevard m'en prenne les trois-quarts. « Demain on ira voir l'entrepôt si tu veux. »

Je suis contente qu'il opte pour un bain plutôt qu'une douche, et je viens me glisser entre ses jambes, mon dos contre son torse. Un soupir de bien-être m'échappe quand ses mains enveloppent mes seins. « Mmh je vais veiller à ce que ça repousse. » Je hausse doucement les épaules lorsqu'il me demande comment je vais. Honnêtement c'est étrange, j'ai eu la trouille de me retrouver seule, mais le sentiment de liberté retrouvée était grisant. En fait la difficulté c'était d'être sans lui. Il m'a manqué. Beaucoup trop, mais je l'ai déjà dit. « Je vais bien maintenant que tu es rentré. » Je ferme les yeux en laissant aller ma tête en arrière sur son épaule. « J'ai du mal à croire qu'on va enfin pouvoir passer du temps ensemble... Sans qu'on te colle des missions H24... » Parce que c'était ça notre quotidien avant. Et durant la période qu'on a dû passer à vivre au Red Manor, c'était pire encore.

"Humm humm, c'est nous qui gérons les missions maintenant." J'ai un peu de mal avec l'idée de ne rien branler une fois sorti. En fait j'ai un peu de mal avec l'idée globale de pouvoir faire ce que je veux de mon temps. Ca va revenir. La dernière fois c'était revenu, mais il y a toujours cette période de trouble, de réadaptation un peu bizarre. A ma dernière sortie de prison, j'avais passé du temps à écumer les raves où j'avais rencontré Ella, pour le résultat qu'on sait. Cette fois c'est Mia qui m'a fait tenir en prison pour la retrouver à la sortie et c'est une nouvelle expérience. Avoir un foyer à sa sortie, des projets, un avenir à construire. C'est bien mais c'est aussi beaucoup de pression. "ouai ça me va bien d'y aller d'main." J'ai tout suivi à distance, mais c'était difficile. Mais pour ce soir, je n'ai envie de penser qu'à Mia alanguie contre moi. Au fond de moi, je suis vraiment surpris qu'elle m'aie attendue et de son acharnement à venir me voir.

Mes mains se perdent sur sa peau, entre les seins et son ventre doux, sur sa gorge et dans son cou aussi. J'attrape le gel douche à l'odeur sucrée pour que la sensation soit encore plus satinée. Je me repais de la sensation que j'avais oubliée et qui me noue la gorge dans une étrange émotion mêlée de désir. Je pose un baiser sur le haut du crane de Mia. "ça va aller maintenant srce, hum ?"

Moi non plus, je n'ai plus l'habitude de gérer, du moins pas ce genre de choses. Avant de rencontrer Tobias, ou même avant que les choses dégénèrent entre nous, j'étais plutôt autonome, mais je n'ai jamais eu à m'occuper que de moi. Organiser un cambriolage avec moi-même, sans dépendre de personne, ce n'était pas bien contraignant. Cette fois, nous sommes plusieurs, et je ne me fais pas du tout à l'idée d'être aux commandes. Non pas que la sensation soit désagréable, seulement il faut encore que je l'apprivoise... 

Ses caresses m'apaisent, elles éloignent un peu l'angoisse de le voir partir à nouveau, elles étouffent le manque qui a été durant six mois mon plus fidèle compagnon. Ca aussi, c'est une sensation que je dois réapprivoiser. Je pose une main sur la sienne, y noue doucement mes doigts. « Bien-sûr que ça va aller. Tu es sorti, Tobias est mort. Ca va aller. » Nous n'avons plus cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, c'est un immense soulagement. « Qu'est-ce qui t'a le plus manqué, en prison...? Il y a un truc que tu voudrais manger, ou faire ? »

Qu'est-ce qui m'a manqué en prison ? A la fois rien et tout. Tout parce qu'à l'intérieur il n'y a rien de la vie de dehors. Rien, parce que si vous commencez à penser au dehors vous êtes foutu. En tout cas, je fonctionne comme ça. J'en ai vu des mecs péter les plombs ou se laisser mourir parce qu'ils ne cessaient de comparer à dehors. D'autres tenaient en se faisant une bulle de dehors dans leur tête et en vivant dedans, parfois au travers des livres ou de l'écriture. Je suis pas dépressif ni littéraire, je suis un soldat, ma manière à moi c'est de tout effacer et de vivre dans le pur présent. La survie au jour le jour. Seules les visites de Mia étaient une fenêtre forcée sur le dehors et du coup c'est elle qui m'a manqué le plus.

Il y a donc un long silence tandis que je réfléchis en laissant mes doigts s'accrocher aux siens. "ça, prendre un bain. Avec toi, c'est bonus." Bien sur il y a la bouffe et l'alcool. "j'mangerais bien un vrai truc. P'tre même cuisiner moi-même si t'as de quoi." Je ne bossais pas aux cuisines. On ne fout pas des mecs avec mon physique au cuisine. J'étais à la manutention qui consiste à charrier les palettes lourdes qu'on reçoit et qu'on sort de la prison. Amener les provisions et charrier les bacs de linge par exemple. Ca s'était au début. Après au fur et à mesure que la récession nous touchait aussi, on était au chômage la moitié du temps, et on glandait juste rien. Alors les gangs se floutaient sur la gueule entre eux pour s'occuper.  "Qu'est-ce qui te ferait envie ?" Et ma main libre glisse vers ses cuisses, sans équivoque.

Je sens la réponse pour me faire plaisir, mais je n'insiste pas parce que je ne veux pas le forcer à s'épancher. Je n'ai jamais été derrière les barreaux, en revanche je sais ce que c'est d'être enfermée, et de se retrouver face à des gens du « dehors ». Depuis que je suis sortie du Red Manor, je n'ai pas envie de parler de ma vie là-bas, parce que je sais que les gens ne pourraient pas comprendre, parce que je me sens parfois déconnectée de la réalité, parce que la discussion semble vaine. J'imagine que c'est encore pire quand on sort de prison. 

« Oh j'ai de quoi... Je me suis assurée que les placards soient pleins à craquer pour ton retour. » Ses mains dérivent, doucement, lentement, et je me demande si ce n'est pas une douce façon de clore la discussion pour éviter le sujet. Je ne peux empêcher, pourtant, mes cuisses de s'écarter légèrement, mon ventre de se creuser sous l'effet de la chaleur qui s'y répand. « Moi c'est bonus...? Alors la baignoire t'a manqué plus que moi ? » Je soulève les hanches, enroule mes doigts autour de son poignet dans un soupir d'anticipation, et je murmure cette évidence qui me noue la gorge. « Toi. C'est toi qui me fait envie. »

Je fronce les sourcils. Il est idiot ma parole ? Comment est-ce que ça pourrait être une question piège ? Comment est-ce qu'il pourrait y avoir plusieurs réponses à cette question ? On parle d'une baignoire ! Bien évidemment, la seule et unique bonne réponse c'est « non, tu m'as manqué bien plus que de prendre un bain. » Le verdict tombe, il est con. Ou la taule l'a rendu con, je ne sais pas... Mais finalement quand je repense à sa façon de tourner autour du pot durant des semaines lorsque nous nous sommes rencontrés, je me demande s'il ne l'a pas toujours été. M'a-t-il fallu tant de temps pour m'en rendre compte ?

L'ennui, c'est qu'il est con, mais bien trop habile de ses mains, le bougre. Et je ne peux pas répliquer, quand ses doigts effleurent l'intérieur de mes cuisses. Pas plus lorsque son souffle rauque vient chatouiller ma nuque. Mon corps, ce traître, s'alanguit déjà sous ses caresses, tout prêt à se laisser faire sans émettre la moindre protestation. J'ai passé six mois à tenter d'apaiser le manque avec mes propres mains, mais ce n'est pas le sexe qui m'a manqué, c'est le sexe avec lui. Seulement avec lui. 

Je ne traîne pas après lui dans la baignoire, l'eau est de toute façon devenue bien trop froide pour moi, mais je réalise pour la première fois que ce n'est finalement pas si mal qu'il n'y ait pas de douche dans cet appartement. Au départ, je trouvais ça moins pratique, mais si ça me permet de m'alanguir dans l'eau, entre ses bras, c'est particulièrement agréable. Dehors, la nuit commence à tomber mais je ne crois pas qu'on doive ressortir, alors je me mets directement en pyjama. En l'occurrence, durant les six derniers mois, je dors dans un tee-shirt à lui qui me va bien trop grand et qui ne porte même plus son odeur parce qu'il a bien fallu qu'il passe en machine, en six mois de temps. Mais ce n'est rien, c'était toujours un peu de lui sur ma peau et c'était presque suffisant. 

« Des pâtes c'est parfait. » J'esquisse un sourire et tandis qu'il fume sa cigarette, je viens me glisser dans l'encadrement de la porte-fenêtre. « Y a même de la vodka au congélo, si tu veux. » J'ai fait les choses bien, je vous dis. « L'appartement te plaît ? On n'est pas obligés de rester ici si tu préfères aller ailleurs, tu sais ? » J'ai trouvé ça un peu délicat de devoir choisir seule un endroit pour nous. Je ne connais finalement pas ses préférences en la matière, ou plutôt j'ai toujours l'impression qu'il n'en a pas.