High Rise

Il y a des gens qu'on ne s'attend pas à croiser, jamais, parce qu'on sait qu'ils n'ont rien à faire ici, parce que ce serait trop surprenant de tomber sur eux, juste là. Mais il y en a d'autres dont l'apparition échappe toujours à toute logique. Des personnes qu'on ne s'attend à croiser nulle part, et dont on sait pourtant qu'on pourrait les voir partout, et à n'importe quel moment, parce qu'elles occupent le monde sans aucune logique apparente. Sly fait indéniablement partie de cette seconde et si rare catégorie. Aussi, bien-sûr, passé la surprise première qui a déformé mes traits, je ressens surtout une sorte de soulagement à l'avoir juste là, en face de moi, comme si nous étions, l'un comme l'autre, exactement à notre place. 

« Trop longtemps, oui. » Je ne suis pas de nature particulièrement démonstrative, ni très tactile. Seulement je n'ai jamais su réprimer les élans qui me poussaient vers Sly, et cette fois ne fait pas exception à la règle. Je tends mon bras libre pour l'enlacer un instant, me repaît de son odeur comme on se gorge de celles qui nous rappellent notre enfance alors que je n'étais pas si petite, quand je l'ai connu. Un sourire se dessine naturellement sur mes traits. « Tu es à Chicago depuis longtemps ? » Je demande, en le relâchant. 

De nouveau, mon visage s'illumine, parce qu'il semblerait que le destin se soit donné le mot de nous faire nous heurter, toujours. Hier soir, il n'est là que depuis hier soir et pourtant, nos chemins se croisent déjà. Une nouvelle fois, l'idée me fait doucement sourire. « Ta femme ? J'ai dû louper quelques épisodes, alors, dans mes souvenirs, tu n'étais pas marié. » Encore que je me souvienne vaguement d'anciennes relations qui lui tournaient autour mais je ne crois pas qu'il m'ait un jour parlé de son épouse. 

« Oh, quelques années, maintenant, oui. » Je regarde autour de nous. « Enfin, pas au Square, évidemment, mais à Chicago. » L'immeuble n'ayant que quelques mois, la chose me semble évidente, mais je précise malgré tout puisque lui n'est pas tout à fait d'ici. J'avise nos maigres courses respectives. Il avait, visiblement, l'intention de passer une soirée en charmante compagnie, ce qui me fait froncer le nez. « Tu as le temps de venir boire un verre ou tu es pressé ? » Il ne me sera de toute évidence pas possible de le retenir toute la nuit, mais son rendez-vous (ou sa femme ?) ne l'attend peut-être pas dans l'heure qui vient.

« Dans les Balkans mh ? » Le mince sourire qui se dessine sur mes traits évoque nécessairement Slavenko, parce que je suis désormais incapable de penser à cette partie du globe sans la relier à lui. Ce qui est plutôt amusant, quand on sait qu'il y a quelques semaines seulement j'étais incapable de situer les Balkans sur une carte. « Reina, c'est joli. Je la rencontrerais avec plaisir. » Je suis toujours curieuse de voir quel genre de femme est capable d'attirer Sly dans ses filets. Non parce que coucher avec lui, c'est facile. En revanche lui donner envie de s'engager, c'est une autre histoire. Encore que le connaissant, j'imagine bien qu'ils n'ont pas ce qu'on peut appeler une relation conventionnelle... Ou alors mon ami a bien changé ces dernières années !

Ravie qu'on ne se sépare pas tout de suite, je finis de remplir mon panier tout en lui répondant. « J'habite au quatrième. » Et parce que je n'ai pas le moindre secret pour lui, j'explique sans gêne. « Tobias, je sais pas si tu te souviens... Il s'est installé là quand l'immeuble a ouvert et il s'est dit que ce serait bien qu'il puisse garder un oeil sur moi, alors j'ai eu droit à un appart' ici aussi. » Finalement, le fait d'être dans le même immeuble n'aura pas suffit, mais c'est une autre histoire. « Et toi, pourquoi le Square ? »