High Rise

Ca l’emmerde profondément de descendre dans la pseudo boutique crasseuse de Billy pour une histoire de sac aspirateur dont il n’aura probablement pas le modèle en plus de ça, mais Nell n’a ni l’envie ni le temps de bouger jusqu’à la grande surface du coin juste pour ça. Sa garde a été longue, pénible, les urgences le week-end ont accueilis tout ce que Chicago peut produire de pauvres gars paumés et brisés par la vie, en quête de contact humain et d’un endroit chaud où passer la nuit. Et la plupart du temps, Nell gère bien, elle a l’habitude, elle sait comment leur parler, comment les écouter et elle est parfois prête à les laisser dormir un paire d’heures sur les chaises. D’autres fois, ils sont vraiment ingérables, violents et ingrats et dans ces cas là, la jeune femme perd rapidement son calme et sa bienveillance, en particulier à quelques de la fin de son shift. Elle a mal dormi et peu aussi. Mais il y a à faire et comme elle a trois jours de congés devant elle, Nell préfère évacuer le maximum de tâches domestiques pendant que son fils est à l’école pour ensuite pouvoir profiter avec lui et surtout se reposer pleinement.

A contrecœur, elle pousse la porte de la boutique pouilleuse de Billy (elle fait peut-être aussi preuve d’une mauvaise foi sans égal à cet instant, autant nourri par la rancœur contre l’homme que la fatigue), elle parcourt brièvement les rayonnages, mais par flemme et par fatigue, elle préfère se diriger vers le comptoir. « J’ai besoin de sacs d’aspirateur. Cette référence, t’as ? » elle demande en tendant un petit papier où elle a recopié le numéro.

« Bonjour. » T’as un regard acerbe pour Nell qui essaie de pisser partout par frustration. T’aurais dû laisser Aidan dans les escaliers, voire dire aux gosses de piétiner ses lunettes, ça lui aurait fait les pieds. Elle te gonfle à vouloir chercher derrière un silence de presque 14 ans les souvenirs d’une relation d’enfants. Tu ne regardes même pas le papier, y a peu de chance que t’ais ce qu’elle veut – ceux qui viennent te voir ont rarement un aspirateur très fonctionnel, souvent un modèle identique, qui fait que lorsque tu récupères des sachets, ils sont aussitôt achetés. « J’pas, j’peux commander, t’ras c’soir. T’as b’soin d’aut’chose ? » Tu relèves les yeux vers elle, un sourire sans joie, ni affect ourlant tes lippes.

Cette fois , un agacement lasse s’installe chez Nell. Billy ne fait aucun effort et ne semble-t-il, préfère agir comme s’ils n’avaient jamais rien partagé, et que jadis, ils s’étaient pas connus. S’il souhaite lui faire payer son départ, c’est bon, c’est chose faite, elle a compris le message. Elle est partie, il est resté derrière, ils ont chacun avancé dans des directions différentes. Pas besoin d’être à ce point désagréable, méfiant ou rude. « C’est quoi le soucis, Billy ? » elle finit par demande tandis qu’il lui propose une commande dont elle n’a rien à faire. « Parce que visiblement, il y a un soucis, ou tu as un soucis avec moi, plus exactement. J’suis contente de te retrouver, j’suis prête à encaisser quoi qu’il se passe, mais je vais pas te courir après. Si tu veux qu’on se comporte comme des voisins distants l’un avec l’autre, pas de soucis, on fera comme ça. »

« De quoi t’parles ? T’es frustrée qu’j’ai pas ton truc ? » Tu demandes en arquant un sourcil, retenant un ricanement qui serait probablement mal passé. Tu croises les mains sur le comptoir, un sourire sans joie, presque agressif, remplaçant celui quasiment neutre qui te figeait jusqu’à présent les traits. « Ca rien à voir ‘vec toi. J’ai pas d’sac, j’te le commande, respire un coup, t’veux b’en ? » T’as un rire, sans joie, ni haine, dénué d’une quelconque empathie et tu te détournes, le coude soutenant à présent le poids de ton corps alors que tu te plaçais de biais.

Il suinte un espèce de mépris condescendant qu’elle ne supporte pas. C’est nouveau chez lui... ou alors elle n’a jamais eu à en faire les frais auparavant. Elle n’attend plus de lui de pouvoir trouver refuge et silence chez lui, aller boire à outrance près des quais où aller chiper des trucs dans les boutiques ou les centre commerciaux. Juste de se comporter comme des adultes qui se sont connus, qui se respectent. Visiblement, Billy a pris la décision pour tous les deux. Ils sont redevenus des inconnus , il fait d’eux des inconnus l’un à l’autre. « Tu sais quoi ? Va bien te faire foutre ! »

T’as un nouveau rire, honnêtement surpris par l’éclat de Nell, t’as pas le souvenir d’une hystérie pareille et tu hausses les épaules. Une version idéalisée « Ok, si tu veux. Va chercher ton sac ailleurs alors. Ch’uis trop occupé à m’faire foutre. » Tu te redresses et agites la main comme tu congédierais un des gosses que t’emploie. Tu te rassoies sur ton siège, les épaules carrées dans le dossier que tu as installé il y a quelques jours pour pallier aux douleurs régulières que tu avais dans le dos. Tu soupires et croises tes mains derrière ta nuque, forçant sur les muscles pour provoquer un sentiment de bien-être.

Furieuse, vexée et blessée par le comportement de Billy, Nell le fixe un bref instant avant de hausser les épaules et de rendre les armes. Elle se détourne, marmonne un au revoir et quitte la boutique de Billy. Peut-être (sûrement) est-elle celle qui a le plus espéré de ces retrouvailles. Mais le temps a passé et leur lien semble s’être suffisamment étiolé pour lui ne ressente pas le besoin de se raconter ce qu’il s’est passé dans leur vie respectives durant quatorze ans. C’est d’ailleurs sûrement ce qui la touche le plus : c’est d’avoir à la fois l’impression de le reconnaître et constater en même temps ce gouffre qui les éloigne loin de l’autre. Nell nourrit pour Billy, encore, de vifs sentiments. Ce n’est pas de l’amour, en tout cas, pas le même qui a d’abord fait d’eux des compagnons de jeux, puis des amis, puis des amoureux et des amants de jeunesse. Mais elle associe à l’homme un nombre incalculable de souvenirs heureux et joyeux malgré l’ambiance dans laquelle ils évoluaient, malgré, les cris, l’alcool, la pauvreté. Sûrement n’accorde-t-il pas autant d’importance à ce genre de réminiscences. Peut-être doit-elle faire son deuil, elle aussi, et se concentrer sur le présent : son père malade, sa mère incroyablement chiante qui oscille entre la honte d’un enfant né hors mariage et la fierté de voir sa fille réussir, un frère avec qui elle n’arrive pas mieux à communiquer, et Aidan – qui ne cesse d’illuminer ses journées. « Prend soin d’toi. » elle lâche en fermant la porte.