High Rise

Garder un œil sur quatre yeux, lui foutre une rouste, pas de problèmes les gosses. Tu n’as rien dit en vérité sur Aidan, les gamins s’en mêlent assez peu, il n’y a pas besoin que tu interviennes pour que le fils de Nell se fasse charrier. Qui aurait eu l’idée d’affubler une demi-portion de culs de bouteille sans y voir un pousse au crime. On te signale l’air de rien qu’il a trébuché dans les escaliers, tu hésites à l’y laisser, à vérifier même qu’il s’est pas fait bousculer dehors et qu’il se traine pas en réalité comme il peut. Tu fais dégager les gamins qui s’égaient vers leurs propres piaules, le rire bruyant et les poches remplies de reeses. Tu ramasses le gamin par la poignée de son sac à dos, tu avises un peu l’état de son pantalon, rien de dramatique. Tu regardes par-dessus la rambarde, tu as lancé un gosse de là-haut y a quelques semaines, ce qu’avait dit Kelly sur les tentatives de te passer par derrière avaient été avouées à demi-mot. L’un des deux avait fait un vol plané et l’autre perdu sa dernière dent de lait. Maintenant on t'y évite.

Aidan sous le bras, puisque c’est son nom, tu retournes à la boutique, le dépose sur le comptoir et tu lui fais sortir son porte-monnaie. Pas de bonbon, pas de pansement, retour sur le pallier. Pourri-gâté et à moitié aveugle, tu ne le laisses pas toucher au casse-tête sur le comptoir avant de lui nettoyer la plaie, mettre un malabar dans la pogne et encaisser ses quelques pièces. A nouveau Aidan à bout de bras, tu laisses un autre môme, un peu plus vieux, tenir la boutique quelques minutes le temps d’aller déposer l’autre à l’ascenseur.

Aidan hoquette et pleure encore un peu, tout retourné parce ce qu’il vient d’arriver, encore un peu apeuré et surtout chamboulé. Il a mal aux genoux, un peu au bras, ses lunettes sont tordues. Le monsieur étrange de l’autre jour le soigne, lui donne un bonbon que le gamin glisse avec soin dans une poche et il le suit sagement vers les ascenseurs, tout penaud. « Tu veux bien monter avec moi ? » il demande en glissant sa main dans la sienne. C’est le soucis de ce gamin, c’est qu’il est trop gentil pour son propre bien. Trop rêveur. Il aime pas trop la bagarre, mais il aime bien les super héros. Surtout ceux qui ont très intelligents. Mais ce qu’il aime par-dessus tout, c’est bricoler, regarder les fourmis faire leur vie et porter leur nourriture ou juste dessiner en silence. Et il est trop gentil. Il fait confiance un peu trop facilement aussi. Il a bien en tête les recommandations de maman ne de pas suivre n’importe qui, mais là, c’est pas n’importe qui, non ? Ils sont allés voir le type bizarre l’autre jour et maman avait l’air sacrément contente en y allant. Un peu moins en repartant. « Alors, tu veux bien ? » Et de le regarder avec ses grands yeux larmoyants derrière ses énormes lunettes.

Nell est dans l’appartement, occupée à ranger avant le retour du petit de l’école. C’est une autre maman qui le dépose non loin de l’immeuble et il a un petit bout de chemin à faire à pieds, seul. Aidan était vraiment content de savoir qu’il pourrait faire ce chemin comme un grand. Il est un peu en retard, mais elle ne s’inquiète pas, elle sait que son fils aime flâner et qu’il a dû voir quelque chose qui retient son attention quelques minutes.

Tu sors ta main de son emprise d’un coup sec du bras, les apparences ça compte à cet âge-là, d’autant plus qu’on ne s’imagine pas un seul instant à quel point tout ce qui se passe dans les 18 premières années n’aura plus aucune importance relationnelle. « Si tu m’rends ton bonbon, ouais, j’te lâche ch’ta mère. » Tu tends ta pogne, qu’il y glisse le malabar. Tout travail mérite salaire et le temps que tu ne passais pas dans ta boutique était du temps mis à profit par d’autres pour s’occuper de ton patrimoine. T’appuies sur le bouton d’appel et tu lances un dernier regard vers Aidan lorsque la porte s’ouvre devant vous. « Alors, minus ? »

Aidan observe l’homme, interloqué et semble hésiter un moment. Le sentiment est horrible, il se sent prix en otage, honteux, humilié. Pourtant, il finit par fouiller dans sa poche et déposer doucement le bonbon dans la paume de l’homme avant de baisser les yeux. Il aurait bien aimé continuer à lui tenir la main. Dépité, il entre malgré tout dans la cabine quand celle-ci fait glisser les portes. Il renifle une ou deux fois bruyamment avant de relever malgré tout sur l’homme. Il peut pas être méchant, s’il l’a soigné, n’est-ce pas ?

Une fois le bonbon en poche, tu suis le môme à l’intérieur et t’appuies sur le bouton de l’étage. T’apostrophes le gosse quand les portes se ferment, tu le toises et l’écrases de sa taille. « Tes hublots, remets les bien. » Toi, t’enfonces tes mains dans tes poches, déjà occupé à chercher ailleurs le temps qui passe. 10 étages passent rapidement à ignorer le malheur palpable d’un gosse à qui on passe trop. « Allez, bouge ton cul. » Tu l’attrapes à nouveau pour lui faire presser le pas, quitte à le faire mouliner un peu. Il atterrit sur les pattes devant la porte sur laquelle tu tapes plusieurs fois du poing, plutôt que d’écraser la sonnette. « C’bon maintenant ? »

Aidan ne comprend par la remarque sur les hublots mais n’ose pas poser de question. Maintenant, il a peur de l’homme et il regrette de ne pas être remonté tout seul comme un grand chez lui. Mais c’est tout nouveau pour lui tout ça, et des fois, il se trompe d’étage. Mais ça, c’est parce qu’il est plongé dans ses rêveries et qu’il ne fait pas vraiment attention quand il passe par les escaliers ou quand il appuie sur les boutons de l’ascenseur. Quand l’homme tambourine contre la porte, son palpitant s’affole. Il a l’impression qu’il va se faire gronder, que le monsieur est pas content et qu’il va raconter des carabistouilles à maman. Alors que c’est les autres gamins de l’immeuble qui l’ont embêté quand il rentrait et du coup, il a loupé la marche et il a glissé dans les escaliers. C’est pas de sa faute, hein ? Il a rien fait de mal…

Nell sursaute violemment quand elle entend les coups résonner chez elle, et quand elle ouvre la porte, son autre main tient fermement le pied de biche qui reste toujours dans le pot à parapluie près de la porte d’entrée. Elle découvre d’abord Billy, dont elle n’arrive pas déterminer l’humeur, puis Aidan, le visage encore barbouillé de larme, qui fond en larme à peine il voit sa mère. « Oh, ben alors mon ange ? » elle le prend dans ses bras en se mettant à sa hauteur pour le consoler. Elle jette un regard furibond à Billy.

Tu n’es pas surpris de la réaction de Nell, tu aurais sûrement été plus déçu de la voir candidement ouvrir la porte. Tu arques quand même un sourcil pour faire bonne mesure alors que la mauviette éclate en sanglots. C’est étrange, d’éclater en sanglots, tu te dis dans un soupçon de pensée malhabile, on éclate que d’émotions subites et trop fortes. Est-ce que tu avais été trop fier pour toujours ravaler tes larmes ? Tu montres tes deux mains comme deux pattes blanches. « C’bon, il a plus peur qu’mal, t’lui mets un patch sur le froc et il s’ra comme neuf. » Tu ne perds pas le nord, c’est quelque chose que tu peux sans peine proposer monnayant quelques dollars. Tu renfonces tes paluches dans les poches de ton sweat, t’assurant que le chiard n’allait pas raconter de conneries d’un regard appuyé.

Nell berce doucement Aidan qui lui raconte de façon malhabile sa mésaventure, sans oublier les enfants, les escaliers, le comptoir, le malabar et l’ascenseur. Nelle l’écoute avec patience, puis quand il a finit, elle reprend avec une voix douce, mais ferme. « Ca va aller maintenant. Va te débarbouiller le visage, et t’occuper dans la chambre. Si tu as mal, tu viens me voir et on regardera s’il n’y a rien de grave. » Elle lui fait un bisou et lui dépose un baiser humide sur sa joue. Puis elle se tourne vers l’homme qu’elle regarde fixement un bref instant. « Merci. » elle fait relativement froidement, plutôt douchée par le racket du bonbon en échange de la faveur de le raccompagner chez lui.

T’écoutes que d’une oreille ce gosse qui va encore se faire ramasser s’il continue à poucave et chialer dans les jupes de sa mère à son âge. Nell avait beau avoir un frère, ancien taulard, elle n’avait pas encore une réputation suffisamment importante pour suffire à le garder hors de toute emmerde. Elle doit le savoir mais être aveuglée par son amour monomaniaque de mamoune. Tu ne réponds rien et tu t’éloignes avec un sourire en coin, plus moqueur qu’affectueux, le malabar comme salaire de celui qui a veillé sur la boutique – après t’être assuré que rien ne semblait avoir bougé.