High Rise

Quatorze heures, c'est généralement plutôt calme, par ici. On a deux services un peu tendu. Un premier le matin, aux alentours de dix heures, notamment le week-end, un peu plus tôt la semaine mais les travailleurs qui passent avant d'aller au bureau sont rares... Ou bien ils viennent seulement pour boire un café. Et un second, plus fréquent, en fin d'après-midi, à l'heure du goûter, et quand les gens sortent du bureau et sont enfin décidés à se détendre. Après manger, généralement c'est plutôt calme, ceux qui voulaient ramener un dessert pour chez eux sont passés le chercher avant midi, les autres mangent le leur au restaurant, et la salle est presque vide. Il ne reste que deux filles en train de papoter dans un coin, et ma collègue, Madeleine, qui nettoie la salle en attendant que les gens reviennent.

Moi, je suis surexcitée, parce que je vais filer un cours de pâtisserie et que ça m'emplit de joie. Je bosse ici depuis suffisamment longtemps pour que la boss me laisse utiliser la cuisine sans m'embêter, tant que les commandes sont prêtes, elle n'y voit pas d'inconvénient. Installée en tailleur sur une banquette, je feuillette un magasine de déco tout en jetant de réguliers regards vers la porte d'entrée, me demandant à quoi ressemblera le mec de LOL.

Ca pourrait être un peu délicat de repérer le garçon que j'attends, mais en réalité il est le premier homme à passer la porte du Wonderland une fois l'heure arrivée. Je ne suis pas certaine que ce soit bien lui, en revanche je n'ai jamais été particulièrement timide, et je me lève dans un sourire pour l'accueillir. « Bonjour, bienvenue au Wonderland ! » C'est à peu près ainsi que je suis censée accueillir tous les clients, de toute façon. Seulement cette fois, je m'approche de celui-ci, le regardant par en-dessous en demandant de but en blanc. « C'est toi qui viens pour le cours de pâtisserie ? » Je suis certaine que c'est lui. Il a l'air un peu perdu de celui qui n'est pas certain de ce qu'il fait là, de pourquoi il est venu. Peut-être imaginait-il que je plaisantais, quand je lui ai donné rendez-vous ?

J'esquisse un sourire encourageant. « Lollipop, oui, mais tu peux m'appeler Daisy. » Je fronce le museau, baissant les yeux sur sa main dans un regard amusé, avant d'y glisser la mienne pour la serrer brièvement. « Non, en effet, le Wonderland ressemble pas vraiment à un Starbucks. Du coup j'en conclus que t'étais jamais venu dans le coin, ça tombe bien. » Je lui laisse quelques instants pour se familiariser avec les lieux, observer avec curiosité l'endroit qui lui est encore inconnu. « Tu veux boire ou manger quelque chose ? » J'oublie de préciser que tout ce qu'on sert à manger ici est concentré en THC. En réalité, c'est écrit sur certaines pancartes, et les petits cartons posés devant les pâtisseries précisent même quel genre d'herbe elles contiennent. Du coup, ça me semble tellement évident que c'est un détail que je tend à oublier.

Un joli nom pour une jolie fleur ? Awww il est trop mignon ! Mon visage s'illumine et j'étire un sourire absolument ravi. J'aime la flatterie sous toutes ses formes, j'y suis particulièrement sensible peu importe de qui elle vient. « Merci, c'est gentil. On trouve plutôt mon prénom bizarre, d'ordinaire. » Je hausse doucement une épaule, je m'y suis habituée. « Oh tu sais on vient rarement dans un coffee shop juste pour boire du café... En tout cas ici, c'est surtout pour manger ! » C'est tellement dommage, d'entrer au Wonderland et de se contenter de boire quand il y a de si bonnes choses à manger ! 

Je plisse le museau, à la fois surprise et amusée tant par ses réponses que par ses évidentes hésitations. « De l'eau chaude... Tu veux un thé ? » Je m'apprête à tourner les talons pour filer derrière le comptoir quand il sort de sa poche un surprenant présent. Je cligne des yeux. « Tu m'as apporté un cadeau ? » Nouveau battement de cils interloqué. « Mais c'est adorable ! Mais il fallait pas ! »

« Je... Je crois que je ne me suis jamais posé la question. » J'ai un petit sourire d'excuse, mais je dois admettre que ça ne m'avait jamais effleuré l'esprit. Peut-être parce que ça reste, au départ, un endroit où l'on se pose pour boire un café, même si l'expression s'est aujourd'hui bien élargie. Je plisse le museau dans un sourire franchement amusé, et j'acquiesce, m'éloignant donc pour lui servir un grand... verre d'eau chaude. Je trouve ça carrément étrange, mais je me garde bien de lui dire. Sans doute le voit-il, de toute façon, à la façon dont mon regard se plisse d'amusement, lorsque je lui tends ce que je n'ose même pas qualifier de boisson. 

« Non, bien-sûr que ça me gêne pas. C'est adorable, au contraire. Merci. » Je me sers personnellement un grand verre de jus de fruits frais, avant de faire signe à Alwin d'un vague geste de la main. « Tu me suis en cuisine ? On a un peu de temps devant nous. » Ensuite, il faudra que je m'occupe de la préparation pour le prochain service, mais ça nous laisse au moins une ou deux heures pour cuisiner tranquillement. 

Je note qu'il pose le verre, ce qui me fait sourire, mais j'ai la décence de ne faire aucun commentaire, je ne tiens pas à le mettre mal à l'aise. Du moins pas plus qu'il ne l'est déjà. « Pas la peine pour les surchaussures, par contre il faut que tu te laves les mains et que tu mettes une charlotte, oui. Pour le tablier tout dépend si tu crains de salir tes fringues ou pas. » Je n'en mets jamais et je finis irrémédiablement avec des vêtements tachés de colorants alimentaires... Mais il semblerait que j'ai fini par décider que ça me donnait un style. Ca, ou bien je n'apprends décidément pas de mes erreurs, à vous de voir. 

Je l'entraîne à ma suite dans la cuisine aux allures rétro, décorée avec autant de soin que le reste de la boutique alors même qu'elle n'est pas destinée à recevoir les clients. La patronne a le sens du détail. Tout en répondant à sa question, j'entreprends moi aussi de me laver les mains. « Ca fait quelques mois. Et oui, j'habite au Square, mais ta tête ne me dis rien... On s'est déjà croisés ? » Il semble si discret malgré sa touchante maladresse que je ne serais pas surprise de l'avoir aperçu sans réellement le voir.

« Oh, Gail ! Ca me parle, oui, enfin je ne la connais pas personnellement mais je l'ai déjà croisée au foyer. » J'ai une excellente mémoire des prénoms, un peu moins des visages il semblerait puisque je ne me souviens pas de lui... Mais je crois surtout que nous ne nous sommes jamais adressé la parole. Je sais que je ne passe pas inaperçue, notamment à cause des tatouages qui montent jusque sous mon menton et qui attirent généralement l'attention. « J'ai dû te voir alors, oui. » Et j'ai un peu honte d'admettre que je n'ai probablement jamais réellement fait attention à lui, en réalité, aussi je préfère me taire.

Je désigne le distributeur de papier accroché au mur pour qu'il puisse s'essuyer les mains. « Haha merci, c'est gentil, mais c'est la patronne qui a géré la déco, j'y suis pour rien. » Je dodeline de la tête en jetant un regard alentour. « Il faut que je prépare une fournée de cookies, une autre de brownies, et idéalement un carrot cake aussi. Alors tu peux choisir ce que tu préfères et on le fait ensemble ! » Je ne suis pas mécontente d'avoir un peu de compagnie en cuisine, pour une fois. 

Je retrousse le museau, ma curiosité piquée au vif. « Vous habitez un peu ensemble ? » Voilà qui ne pourrait pas être plus mystérieux. Comment peut-on n'habiter qu'à moitié avec quelqu'un ? Peut-être que c'est son crush, ou son plan cul, et qu'il n'est chez elle qu'un soir sur deux ? 

Un sourire éclaire mes traits à sa réaction enfantine qui m'emplit de joie. C'est typiquement le genre de choses que j'aime voir chez les autres parce que je sais bien que j'ai tendance, moi aussi, à réagir ainsi. « Va pour les brownies, alors ! On peut les faire tout chocolat avec des noisettes... » Je hausse une épaule, réfléchit en repassant mentalement en revue les ingrédients disponibles dans les placards et le frigo. Et puis je tourne le nez vers lui, incline légèrement la tête. « Un juste milieu entre les deux...? Etant donné qu'on cuisine avec de l'herbe, on est pas vraiment du genre à faire des pâtisseries gluten free et autre. » Disons qu'il faut que ça puisse masquer le goût de la weed et puis généralement, une fois que les gens sont défoncés, ils ont envie de trucs sucrés, pas de trucs ultra sains.